Quand le terrorisme était italien…

À propos de « La violence politique en Italie dans les années 68 » de Marco Grispigni, L’Harmattan, Questions contemporaines, Paris, 2018, 201 p., 20,50 €

À l’heure où le mot terrorisme se conjugue avec « islamique » et où une certaine violence politique ressurgit en Europe, il est utile de se rappeler qu’il y a un demi-siècle à peine, notre continent a vécu un terrorisme né de ses propres entrailles. Ce furent les « années de plomb » essentiellement en Italie et en Allemagne, mais aussi d’une manière plus limitée et plus tardive en France et en Belgique. Sans oublier les terrorismes « nationaux ou “régionaux” (basque, irlandais, corse). C’est la violence politique en Italie que Marco Grispigni nous invite à revisiter. Un voyage historique, mais qui peut aussi, par certains aspects, nous renvoyer au présent. En tous cas, la société qui a engendré cette violence est toujours bien la nôtre.

“L’idée qu’en Italie la violence politique et le terrorisme (des années 60/70) aient été les conséquences d’un soixante-huit singulier, caractérisé par sa longue durée, la domination de la pensée marxiste et une propension supposée à la violence” : voilà une thèse que conteste avec vigueur Marco Grispigni dans son ouvrage. Même si l’auteur admet que durant cette période “le passage du conflit politique au conflit militaire représente bel et bien une anomalie, une exception dans le panorama européen”. Nuance, donc. Et mise au point utile quand on se souvient de la vulgate médiatique de l’époque (mais qui a encore cours aujourd’hui) selon laquelle “le péché originel réside dans l’idée même de révolution”. Il interroge aussi d’un regard critique “la thèse de la continuité de la violence politique depuis les groupes de la gauche extra-parlementaire jusqu’aux organisations de la lutte armée.”[1]

Dans cet ouvrage, sans doute l’un des mieux documentés sur le sujet, Grispigni qui est un spécialiste des mouvements sociaux des années 60 et 70 nous rappelle d’abord en guise d’introduction, deux éléments clefs dans la compréhension de l’époque. Le premier est que cette décennie ne peut se résumer à la violence politique sous ses différentes formes. Il souligne, à juste titre, “le rôle des mouvements sociaux qui ont contribué à l’une des phases de réformes législatives les plus étendues et marquantes de l’Italie républicaine”. Parmi elles, notamment : le statut des travailleurs, le divorce, le service national de santé, la réforme psychiatrique, le droit de vote à 18 ans, le droit à l’avortement. De même, ajoute-t-il, “les années 70 ont été les dernières où les écarts de revenus entre les plus riches et les plus pauvres ont été réduits. Sans doute est-ce le véritable péché mortel de la décennie”. Il ne faut pas oublier non plus la croissance de plus de 40 % des salaires italiens entre 1970 et 1976 ainsi que les deux conventions collectives des métallurgistes conclues en 1969 et 1973 qui restent exemplaires dans l’histoire du mouvement ouvrier italien. Tour cela fut le fruit de luttes dures et quelques fois violentes et de combats acharnés avec – et parfois sans- les syndicats. Tout cela n’eut pas été possible sans cet “automne chaud” de 1969 issu de la rencontre entre les mouvements contestataires de 68 et la classe ouvrière italienne.

Le deuxième rappel important concerne “la question des conflits de rue et de la violence depuis la Deuxième Guerre mondiale jusqu’en 1968”. Dans les années 50/60 la répression du pouvoir démocrate-chrétien qui s’abat sur le mouvement ouvrier est d’une ampleur et d’une violence dont on a perdu la mémoire : plusieurs dizaines de tués (le plus souvent par balles), des milliers de blessés, des dizaines de milliers d’arrestations et de condamnations à de lourdes peines de prison. L’immense majorité des morts, blessés et arrêtés étant des communistes.[2] Marco Grispigni qui se livre à une étude comparée entre les situations française et italienne précise cependant que la violence est aussi, à l’époque, dans les rangs des manifestants et que la “culture du conflit social et de la propension à la violence se transmet et reste, y compris au sein des partis communistes institutionnalisés des années 1960 et 1970, un élément constitutif de l’identité militante”. Bref il ne fallut pas attendre 1968 pour assister aux affrontements et à la répression.

La démocratie est le fusil à l’épaule des ouvriers

 

On peut ajouter un dernier élément chiffré qui éclaire la situation spécifique de la lutte armée et du terrorisme en Italie et qui est notamment lié à sa durée dans le temps. Contrairement à l’Allemagne où la RAF (Rote Armee Fraktion) est restée isolée — en dehors, plus tard, des campagnes contre les conditions de détention de Baader et de ses compagnes et compagnons —, et encore plus à la France et à la Belgique où le terrorisme tardif d’AD (Action Directe) et des CCC (Cellules Communistes Combattantes) ne compta qu’une poignée de soutiens, en Italie les organisations terroristes et de lutte armée bénéficièrent d’un soutien limité, mais réel dans la société italienne et, pendant une période plus restreinte, de secteurs de la classe ouvrière. Grispigni parle de “consensus diffus  dans la société”. L’expression me semble exagérée et je reviendrai sur cette divergence. Mais il est vrai, comme il  le rappelle, que certains au sein de l’extrême gauche » parlaient des terroristes comme des « camarades qui se trompaient ». La plupart des spécialistes estiment le nombre de participants à la lutte armée autour de 10 000 en tenant compte que 4400 condamnations furent prononcées.[3] Certains avancent le chiffre de 80 à 90 000 soutiens indirects, ce qui semble plus incertain. Mais le fait est que les différents mouvements terroristes ont pu compter sur une base arrière et des complicités non négligeables du moins jusqu’à l’assassinat d’Aldo Moro en mai 1978.

Ce soutien, l’auteur l’explique aussi par ce qui est la thèse centrale de son ouvrage : «  il est impossible, dit-il de comprendre les “années de plomb” italiennes sans partir du 12 décembre (1969), l’attentat de la place Fontana ». Ce jour-là à Milan, 17 personnes sont déchiquetées par une bombe. Immédiatement, les pouvoirs en place (politique, policier, judiciaire et médiatique) attribuent l’attentat aux anarchistes. C’est le début de la « stratégie de la tension » et d’une multitude d’attentats sanglants qui, entre 1969 et 1974[4], couteront la vie à des dizaines d’Italiens et dont on découvrira très vite qu’ils sont le fait du terrorisme fasciste avec la complicité directe de certains appareils de l’État. «  La bombe de la place Fontana et la campagne contre les anarchistes, écrit Grispigni, a signifié “la fin de l’innocence” pour les mouvements contestataires. Beaucoup ont alors réalisé que les autorités (…) n’hésiteraient plus à franchir le seuil menant au massacre indiscriminé ». Pour l’auteur, face « au déferlement de la violence néofasciste (les attentats meurtriers de 1969-74), l’idée s’est enracinée dans l’extrême-gauche qu’il fallait élever le niveau de confrontation [5]et qu’il n’y avait plus d’alternatives à la lutte armée ». Incontestablement, le massacre de Piazza Fontana a joué un rôle dans l’escalade de la violence, mais il faut aussi tenir compte d’autres éléments qui ont poussé des militants de la gauche extra parlementaire à choisir la voie de la clandestinité et du terrorisme. Les affrontements de plus en plus violents entre fascistes et antifascistes, la tentation de la « propagande armée » déjà sous-jacente, la déception de l’après 68 sont autant d’éléments déjà présents avant l’attentat de Milan. Grispigni réfute, par ailleurs, la théorie du complot qui « inscrit la “stratégie de la tension” et le terrorisme de gauche dans un dessein unique qui, de l’attentat de la place Fontana, voire même plus tôt, à l’assassinat d’Aldo Moro, visait à empêcher par tous les moyens l’entrée du PCI au gouvernement. » On ne peut que partager cette réfutation qui a fleuri dans des ouvrages et une presse le plus souvent sensationnalistes. Il n’empêche qu’il peut y avoir eu des convergences d’intérêts « objectifs » (pour des raisons contradictoires) entre une partie de la DC, l’extrême droite, des services italiens et étrangers (américains principalement) et le terrorisme : empêcher l’accession au pouvoir du PCI en fait sans doute partie. Cela ne suppose évidemment pas une collaboration entre ces différentes composantes. Mais il ne faut jamais oublier que Moro fut enlevé par les BR le jour même où celui-ci devait présenter devant le parlement le projet d’une majorité incluant le PCI de Berlinguer ni que le cadavre du président de la DC fut déposé le 18 mai 1978 à Rome exactement à mi-chemin des sièges de la DC et du PCI.

  Il Compagno P38

Le point qui fait le plus débat dans l’ouvrage de Marco Grispigni est la frontière qu’il semble tracer, à plusieurs reprises, entre « lutte armée » et « terrorisme ». « La question posée (…), écrit Grispigni, est de savoir si l’on peut parler de terrorisme à propos de la lutte armée de gauche (personne ne conteste en revanche l’utilisation du terme terroriste pour le “spontanéisme armé des groupes néofascistes” de la deuxième moitié des années 1970) au regard de son modus operandi excluant les massacres de masse de foules anonymes, dans le but de susciter un climat de terreur généralisé. Pour ma part, poursuit-il, je ne crois pas à une évaluation historique qui récuserait le terme de terrorisme dès lors que les cibles visées seraient spécifiques. Je pense en revanche que l’on peut et doit appeler terrorisme une stratégie qui tient la lutte armée pour l’unique mode d’action. »[6]

Certes, « lutte armée » et « terrorisme » ne sont pas des synonymes et appartiennent à des catégories politiques différentes, mais quelle curieuse distinction restrictive ! Cela signifierait qu’une organisation, clandestine ou non, qui pratiquerait la lutte armée occasionnellement ou comme un moyen d’action parmi d’autres serait exemptée de la qualification de terrorisme ? Cette présentation prête à confusion. De plus, l’histoire des « années de plomb » italiennes montre la porosité entre « lutte armée » et « terrorisme ». À l’origine, les BR elles-mêmes se revendiquaient de la « propagande armée ». De l’enlèvement temporaire d’un cadre particulièrement agressif avec les travailleurs ou de coups de feu tirés sur les immeubles hautement symboliques, le glissement progressif et inéluctable s’est produit pour passer à la « jambisation »[7] des « ennemis de classe » et ensuite à l’assassinat pur et simple d’hommes politiques, de magistrats, de journalistes et même d’un syndicaliste. L’assassinat de Moro en mai 78 et celui du délégué syndical de la CGIL, Guido Rossa[8] en janvier 79 priveront définitivement les BR de leurs derniers soutiens extérieurs. La fuite en avant vers une militarisation de plus en plus sanglante signera la dernière défaite des BR.

Il reste encore une polémique largement évoquée dans l’ouvrage et qui concerne aussi une confusion politique et idéologique : le théorème de Calogero. Ce juge de Padoue a construit un dossier qui assimile purement et simplement « Autonomie » et BR et qui aboutira le 7 avril 1979 à l’arrestation de 34 personnes, la plupart intellectuels de l’  « autonomie » dont Toni Negri. La justice elle-même devra démentir, « incapable de démontrer la pertinence d’un tel amalgame »[9]. Si la thèse de Calogero d’une unité idéologique et organisationnelle des BR et de l’autonomie est battue en brèche, une fois encore dans ce contexte, la question de la porosité entre les sphères qui ont adopté, à des titres et des modalités diverses, la « lutte armée » se pose.

Le 12 mars 1977, se déroule à Rome une manifestation du mouvement autonome qui frise l’insurrection. La veille lors d’une manifestation à Bologne, un militant de Lotta Continua, Francesco Lorusso a été abattu par la police d’une balle dans le dos. Les heurts avec la police sont extrêmement violents. Des manifestants sont armés et tirent. Dans la Via Giulia, à hauteur du Ponte Sisto une armurerie est dévalisée. À l’époque, les Autonomes[10] glorifient « il compagno P38 » — le camarade P38 du nom d’une arme de poing qui a fait son apparition dans diverses manifestations. Leur cible politique commune est avant tout le PCI accusé de toutes les trahisons et de « dictature » dans les régions rouges. Alors certes, la thèse de Calogero est un « montage » instrumentalisé, mais, dans les faits, notamment à travers les manifestations violentes, la rencontre entre l’autonomie et les BR a lieu malgré les divergences de fond entre une expression « mouvementiste » et une organisation militarisée. Marco Grispigni le souligne : « l’affrontement sera dur, aussi bien du point de vue théorique que pratique, pour le contrôle des militants qui étaient disponibles à l’option de la lutte armée »[11]. Mais au-delà de ces références historiographiques, une formule restée célèbre résume, à elle seule, toute l’ambiguïté des relations entre autonome et BR. Franco Piperno, ex Potere Operiao, dirigeant de l’Autonomie a vécu fasciné la manifestation du 12 mars 1977 à Rome et il aura un peu plus tard cette phrase lourde d’interprétations : «  Conjuguer ensemble la terrible beauté du 12 mars 1977 et la puissance géométrique déployée via Fani le 16 mars 1978 (jour de l’enlèvement d’Aldo Moro) (…) cela devient la porte étroite à travers laquelle peut croître ou périr le processus subversif en Italie ». Piperno écrit cela dans la revue Metropoli[12], expression d’une tendance autonome « critique » : à sa manière il conforte la thèse Calogero… C’est la même revue Metropoli[13] qui publiera ensuite une bande dessinée qui reconstitue l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro avec des détails qui semblent « vus de l’intérieur ». Il devenait de plus en plus difficile de distinguer les « ères » de la lutte armée. Piperno, pour sa part, affirmera toujours que son seul rôle dans l’affaire Moro aura été de tenter d’organiser une médiation à travers le PSI de Craxi pour engager des négociations avec les BR.

La défaite du terrorisme se consume dans les années 80. L’impasse de la lutte armée était inscrite dans la logique même des brigadistes. Avant-garde autoproclamée, l’organisation terroriste qui à ses débuts peut compter sur le soutien d’une partie très combative de la classe ouvrière s’en éloigne au fur et à mesure qu’elle se militarise. Dans une sorte de délire politique, elle se prend pour la classe ouvrière elle-même. Dans le même temps, les dérives inhérentes au terrorisme lui font adopter les valeurs de ceux qu’elle prétend combattre et la guerre de classe qu’elle prétendait mener se transforme peu à peu en guerre privée avec l’État.

La « saison » du terrorisme, comme on dit en italien, se termine dans le sang de ses victimes, l’amertume et le désespoir de ses acteurs. Et l’Italie, l’État comme les terroristes, n’ont jamais vraiment fait leurs comptes avec l’histoire. La page a été tournée dans les tribunaux et les prisons sans que la mémoire ait fait son travail. De ce point de vue, le livre de Marco Grispigni, même si on peut contester certaines de ses analyses, est essentiel pour tenter de comprendre ce que fut la violence politique en Italie durant cette période.

 

 

[1] Dans la conclusion de son livre (p194-195), Grispigni cite cependant « le célèbre “album de famille dont parle courageusement, souligne-t-il, Rossana Rossanda”. Rossanda, fondatrice du PDUP, parti créé en 1969 par des exclus de gauche du PCI, et du quotidien “Il Manifesto”, écrivait le 28 mars 78 dans son journal : “Celui qui a été communiste dans les années cinquante reconnaît immédiatement le nouveau langage des BR. On s’imagine entrain de feuilleter un album de famille où l’on retrouverait tous les ingrédients que l’on nous servait à l’époque dans les célèbres cours Staline et Jdanov ?” La polémique sur “l’album de famille” ne s’est jamais vraiment éteinte.

[2] Pour des chiffres plus précis (et variables selon les sources), voir p.62

[3] Par ailleurs entre 1970 et 1982, les terroristes d’extrême gauche ont revendiqué 2188 attentats, dont 272 ont été meurtriers ; 360 personnes ont été tuées dont 161 par les BR. (in Wieviorka, Sociétés et terrorisme, Fayard 1988, Paris, p.145.

[4]  Sans oublier l’attentat de la gare de Bologne qui le 2 août 1980 fit 85 morts et plus de 200 blessés. Il se situait déjà dans un autre contexte politique.

[5] Souligné par nous : expression favorite de Potere Operaio, fondé en 1967 et dont les principaux dirigeants sont Toni Negri, Franco Piperno, Lanfranco Pace et Oreste Scalzone. S’inspire de l’ouvriérisme de Mario Tronti et de son concept « d’ouvrier-masse ». Potere Operaio qui théorise une lutte armée jugée inévitable s’autodissout en 1973 et donnera naissance à l’ « Autonomie Ouvrière »

[6] P34. Souligné par nous

[7] « Gambizzazione » : coup de feu tiré dans les jambes des cibles et sans intention de tuer.

[8] Le délégué syndical avait découvert et dénoncé l’identité d’un brigadiste

[9] Voir Michel Wieworka, Sociétés et Terrorisme, Fayard, Paris, 1988, p.168

[10] Il est vrai qu’il faut distinguer alors au sein de l’Autonomie deux ailes. L’aile « créatrice », ceux que l’on appelle les « Indiens métropolitains » plus ludiques que violents et l’autre plus « politique », héritière de Potere Operaio et de sa théorisation de la lutte armée qu’elle veut distinguer du terrorisme….

[11] Op.cit. p188

[12] Metropoli, n° 0, décembre 78.

[13] Metropoli, n° 1, juin 1979

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