Le documentaire a ses terres d’élection. L’alchimie en est parfois fragile. Une initiative collective basée sur quelles fortes envies individuelles, une volonté politique qui veut construire sur le temps long une identité culturelle, une culture populaire ouverte et en appétit de « découvertes »…. Il fallait sans doute tout cela pour réussir un festival documentaire comme « Ânûu-rû Âboro», [[- qui en langue païci, une des langues kanaks, signifie « L’ombre de l’homme »]] festival International du Cinéma des Peuples » qui vient de se dérouler à Poindimié du 16 au 24 octobre dans la Province Nord de la Nouvelle Calédonie [[-Territoire Kanak partiellement autonome depuis les accords de Matignon en 1988 qui faisaient suite aux « événements », autrement dit à la guerre coloniale menée sur l’ile par la France contre les indépendantistes]]. Car l’évènement est exceptionnel tant par les films qu’il montre que les spectateurs qui s’en emparent.
En termes de diffusion du documentaire, cette 9ème édition du festival peut se résumer par un chiffre impressionnant qu’aucun autre festival au monde ne peut prétendre atteindre. A la clôture du festival on estimait à 12.000 le nombre d’entrées alors que la population de la Province Nord compte…moins de 50.000 habitants ! Aucune initiative d’éducation permanente ne peut se targuer d’une telle réussite. Durant la journée, les projections se déroulent en salle dans la commune de Poindimié. En soirée, en décentralisation, elle se poursuivent dans les « tribus » où la population kanak dont la vie collective demeure une caractéristique forte reçoit avec fierté et goût du savoir des réalisateurs et des films venus du monde entier mais aussi les productions de la région Pacifique ainsi que les premières œuvres produites localement. Ces rencontres singulières illustrent au mieux cet adage du documentaire qui veut que c’est la force de l’ancrage local qui lui donne une dimension universelle. Débats étonnants où sous les auvents des grandes cases collectives se confrontent les réalités roumaines et Inuits, papoues et cubaines, ukrainiennes et kanakes.
René Boutin : la démocratisation des images
Cet échange est rendu possible par la politique éditoriale des responsables du festival pour qui la démocratisation des images est un enjeu essentiel. Pour René Boutin, le directeur artistique du Festival, il s’agit de « programmer dans un esprit de découverte, pas simplement pour mettre en partage les agitations du monde, mais pour promouvoir les documentaires ayant un traitement créatif de l’actualité. Pour que l’esthétique ne soit pas qu’une affaire de spécialistes marginaux. Le festival Ânûu-rû Âboro est un lieu de convivialité, placé sous le signe de l’échange, du partage et de la rencontre entre les hommes. Et il devient l’outil indispensable pour prendre le temps, pour ouvrir un champ d’interrogation, d’action ». Travail de longue haleine qui chaque année s’implante avec plus de force et bénéficie de la politique culturelle volontariste de la Province Nord mais qui devrait être suivi avec plus d’intérêt par les institutions françaises et européennes qui soutiennent traditionnellement les manifestations documentaires.
Films récompensés : diversité et exigence
Invité cette année comme président du jury international [[ composé de Nadia Goapana, journaliste, de Simei Paala, Directrice de la Médiathèque du Nord, de Jean François Corral, Membre Fondateur du festival Anuu’ru Aboro.]] [[ Voir les différences sélections et le palmarès complet sur http://www.anuuruaboro.com/-Accueil-]] j’ai pu constater concrètement à la fois le succès populaire du festival et la diversité d’une sélection de films dont les exigences éthiques et esthétiques ne font jamais obstacle à leur accessibilité.
C’est un film exceptionnel d’un jeune réalisateur suisse, Nicolas Steiner, qui a été couronné par le Grand Prix du Festival. En consacrant « Above and Below » [[http://www.aboveandbelowfilm.com]], le jury a voulu mettre en évidence la grande maitrise et inventivité cinématographique de ce premier long métrage ainsi que son sens de la construction narrative et musicale comme celui du montage. Nicolas Steiner accompagne avec respect, empathie et distance des femmes et des hommes qui ont fui ou été exclus d’une société américaine insupportable et improbable mais qui, à travers une sorte de voyage initiatique, parviennent à devenir ou redevenir des solitaires solidaires.
Un film exceptionnel
Le cinéma documentaire n’est pas seulement le reflet du réel d’ici et d’ailleurs, il en est aussi la réinterprétation. Dans ce festival, il nous a certes montré un monde dominé par l’injustice et l’inégalité mais il a aussi été l’interprète d’une petite musique qui nous dit de ne pas nous résigner, qui nous glisse que l’on a toujours raison de se révolter. Ce cinéma documentaire résonnait avec encore plus de force sur cette terre kanake appartenant à un peuple qui se bat pour son identité culturelle et politique.
PS Jean François Corral, l’un des fondateurs du festival tempère légèrement mon ardeur en précisant ceci : » il faut rapporter le chiffre de 12000 entrées à la population de la Grande terre car des projections ont eu lieu aussi dans le sud, en tribus et au Centre culturel Tjibaou ». La « Grande Terre », île principale de la Nouvelle Calédonie compte 225.000 habitants. Le ratio demeure particulièrement élevé, mais il fallait corriger…