Sobre, grave, bref, cinglant : il aura fallu un peu plus de 7 minutes à Alain Juppé pour exprimer avec détermination…son renoncement. Un moment de lucidité et de dignité qui marquera l’histoire de cette campagne hors-normes qui bouscule tous les scénarios pour mieux inspirer des rebondissements qui dépassent la fiction. En quelques minutes, donc, Alain Juppé a fixé avec des mots tranchants le cadre politique de la France : une gauche déboussolée par cinq années de hollandisme, une extrême-droite empêtrée dans les scandales mais en passe de l’emporter, une droite livrée à un « immense gâchis » et plongée dans l’impasse par l’obstination et le système de défense de François Fillon. Des mots sans concessions pour conclure « une fois pour toutes » qu’il ne serait pas candidat. Parce qu’il n’est pas –plus- en situation a dit en substance le maire de Bordeaux. Parce qu’il n’incarne pas le renouvellement, parce qu’il ne peut rassembler sa famille politique en voie de radicalisation, parce qu’il ne peut répondre aux exigences d’exemplarité et ne veut pas « livrer son honneur et sa paix familiale en pâture aux démolisseurs de réputation» : s’il a fustigé – et durement- le candidat LR, Juppé ne s’est pas épargné lui-même. Il y avait, certes, une logique implacable dans ce constat amer mais, en observant celui que Jacques Chirac avait baptisé « le meilleur d’entre nous » on ne pouvait s’empêcher de se remémorer l’éternelle « tentation de Venise » dont Alain Juppé ne s’est jamais totalement départi.
C’est lui, en 1993, lorsqu’il vivait sa traversée du désert, qui a fait passer l’expression dans le langage courant pour désigner cette interrogation sur le sens de consacrer sa vie entière à la politique et la tentation de se replier dans l’ombre ou du moins de quitter les premiers rangs. Alain Juppé avait alors publié un journal où il exprimait ses doutes. La cité des Doges étant à la fois son refuge et son ressourcement, le titre s’imposait. « La tentation de Venise » a fait florès. [[Alain Juppé, « La tentation de Venise », Grasset, Paris, 1993, 288p ]] Ce lundi matin, à la Mairie de Bordeaux, dans le regard d’Alain Juppé, dans ses mots aussi, on sentait poindre un soupçon vénitien. Même si Nicolas Sarkozy par son veto viscéral opposé à une alternative Juppé a poussé un peu plus son rival hors du cercle présidentiel.
Loin de Venise, pour tenter d’éviter la Berezina, François Fillon poursuit sa campagne…pour être candidat. A moins de 50 jours du premier tour de la présidentielle, le candidat toujours officiel de la droite continue de batailler ferme pour convaincre sa propre famille politique de le soutenir. Caucus et colloques se succèdent pour tenter de maintenir le candidat à flot faute de lui imposer un impossible substitut. Le paradoxe de la droite était aujourd’hui à son comble : elle étalait ses divisions en proclamant son soutien unanime à François Fillon. Parce que dans le processus de la Ve République, le candidat adoubé est seul maitre de son sort, Fillon s’en sort – provisoirement- une fois encore. Mais les querelles fratricides à droite ont de beaux jours devant elles. Et il suffit à Marine Le Pen de rester bien assise sur son socle électoral. Ce ne sont pas les candidats de gauche (mais où sont-ils donc passés ?) qui modifieront le sort des urnes. Mais cela, c’est une autre histoire….