Les commémorations étant une autre mamelle de l’information, on vient de « célébrer » le dixième anniversaire du « faux-JT » de la RTBF. Bye, Bye Belgium qui annonçait la fin de la Belgique était une production de fiction sur base d’éléments du réel et diffusée dans la cadre traditionnel de l’information. L’émission avait déclenché de violentes polémiques. A l’époque, j’avais publié les lignes qui suivent sous le titre « La culture de la confusion » ( la Libre Belgique du 15/12/2006). En dehors de quelques considérations de circonstances, sur le fond, je n’ai rien à y retrancher. A noter que le docu-fiction auquel se référaient les défenseurs de cette émission a aujourd’hui pratiquement disparu des écrans documentaires…
La culture de la confusion
« Dans les programmes de divertissement (et dans les retentissements qu’ils ont et qu’ils auront sur les programmes d’information pure), le fait que la télévision dise la vérité compte toujours moins par rapport au fait qu’elle soit « vraie », qu’elle soit vraiment en train de parler à un public qui à son tour (comme d’autres simulacres en témoignent) y participe. » [[La guerre du faux, Umberto Eco, Biblio essai, Paris, 1985, p.206]]
Ce texte visionnaire d’Umberto Eco (qui date de 1983) résume parfaitement les questions posées par le JT fictionnel de la RTBF. De l’influence du divertissement sur l’information, être (paraître) « vrai » plutôt que « dire la vérité » : ces quelques lignes de l’auteur du « Nom de la Rose » nous ramènent à l’essentiel.
Vertu pédagogique, renouvellement de l’écriture télévisée ou manipulation et coup médiatique ? La polémique n’est pas près de se conclure. On fera crédit de leurs intentions déclarées aux auteurs de l’émission « très spéciale », tout en notant que la manière dont étaient abordées les questions de fond ne pouvait pas favoriser un réel débat. Et que l’on avait forcément opté pour l’émotion plutôt que la réflexion : le style c’est l’homme… et la télévision. On s’interrogera par ailleurs sur les réelles motivations des dirigeants de la RTBF. Car l’introduction d’un docu-fiction au sein d’un faux JT intervient au moment où l’information du service public traverse une crise profonde. La politique d’imitation de la concurrence a définitivement fait faillite au bénéfice de cette dernière. On sait que le JT de RTL a gagné la bataille de l’audience (un différentiel quotidien de 200 à 250 000, voire 300 000 téléspectateurs). Il est question au JT de la RTBF de « tout remettre à plat », on évoque des changements de responsables, les journalistes s’inquiètent et s’interrogent. Ce n’est un secret pour personne.
D’autre part le mélange des genres n’est pas une innovation. De plus en plus, l’information télévisée dans son ensemble veut se raconter comme « une histoire », avec des « personnages » et des procédés narratifs issus précisément de la fiction. La « feuilletonisation » de l’information est, elle, un héritage direct du langage de la téléréalité. D’une certaine manière, dans la logique à l’oeuvre, le passage à l’acte était inévitable. A force de vouloir anticiper l’événement (autre caractéristique de la télévision contemporaine), on finirait bien par l’inventer. L’information devait devenir un jour ou l’autre produit de l’imagination/émotion. La ligne jaune a été franchie d’autant plus aisément, que des dirigeants du service public ont « théorisé » cette évolution : les uns évoquant au nom de la modernité la nécessité d’une émission politique « de divertissement », d’autres plaidant pour une pédagogie des enjeux « par le spectacle », sans oublier la défense d’une « histoire évasion ». La confusion des genres représente aujourd’hui une culture dominante à la télévision : c’est elle qui donne le ton.
Cela ne doit pas faire oublier que le rapport entre fiction et réel est un rapport complexe, en particulier à la télévision. Le documentaire est une reconstruction du réel avec, très clairement assumés, une mise en scène, des ressorts dramatiques, des effets de narration. Le documentaire est aussi un regard personnel, l’expression d’un point de vue mais qui a pour règle absolue le respect de la personne filmée et celui du spectateur à qui il laisse une place dans l’interprétation de la création. Parfois, notamment face à l’indicible ou l’inmontrable, la fiction est aussi la seule manière d’approcher le réel.
Le docu-fiction, genre hybride, par nature mélange, lui, les codes et les écritures. Très souvent, il surexploite le spectacle et l’émotion. Un genre très à la mode, susceptible de dérapages précisément parce qu’il efface les frontières. Mais le docu-fiction qui a aujourd’hui sa place dans pratiquement toutes les chaînes de télévision est toujours annoncé en tant que tel. Et, bien entendu, rien n’empêche de traiter d’une question politique fondamentale à travers le docu-fiction.
On l’a dit et répété c’est bien la confusion avec le faux JT qui a posé problème. En terme de crédibilité, de déontologie, de rapport entre le vrai et le faux (comme le dit encore Umberto Eco).
L’information télévisée, depuis toujours, a recours à des techniques liées au spectacle. La mise en image est aussi une mise en scène. Le simple choix d’un cadre, le champ d’une caméra obéit à des choix esthétiques qui ne sont jamais innocents dans la représentation du réel. Les territoires sont donc perméables mais l’effacement pur et simple des frontières entre fiction et réel, la primauté accordée au spectacle constitue une transgression qui ne peut pas être sans conséquence pour l’avenir de l’information de service public. Surtout quand celle-ci est à la croisée des chemins et que ses responsables doivent faire des choix décisifs.