Quand l’analyse du discours d’austérité peut nous renvoyer à la crise d’après virus
À propos de l’ouvrage d’Arthur Borriello « Quand on n’a que l’austérité » Abolition et permanence du politique dans les discours de crise en Italie et en Espagne (2010-2013)[1]
« On ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit » : cette phrase prononcée par le ministre allemand de l’Économie, Wolfgang Schäub ouvre le remarquable ouvrage qu’Arthur Borriello consacre aux discours d’austérité pratiqués en Italie et en Espagne entre 2010 et 2013. Le ministre allemand assénait ce principe que l’Europe va s’efforcer d’appliquer avec une brutalité inouïe après les élections grecques de 2015 qui avaient porté au pouvoir Alexis Tsipras et sa coalition de gauche Syriza[2]. « Cette affirmation très représentative des dynamiques que l’on a pu observer durant la crise, écrit Borriello, heurte de plein fouet la place qu’occupe la politique et la démocratie dans notre imaginaire, en tant que citoyens comme en tant que politistes (…) Si un changement de gouvernement ne peut pas se traduire par une politique différente, la démocratie est affaiblie (…) Or, ajoute l’auteur, c’est précisément ce que l’austérité généralisée parfois constitutionnalisée nie : la possibilité d’une compétition réglée autour des grandes orientations de la politique économique. » Le ralliement du centre droit comme du centre gauche — des partis dits de gouvernement — aux politiques d’austérité toujours présentées sans alternative possible est au centre de cette étude qui requiert de « prendre conscience de (cette) continuité historique dans laquelle s’inscrit la dépolitisation contemporaine des enjeux économiques. » La question est d’autant plus brûlante que, comme le note Borriello dans la conclusion de son ouvrage, elle s’est posée alors que « l’inefficacité de l’austérité en période de récession économique (n’aura) jamais été aussi patente et (aurait) du pousser les décideurs politiques (ou certains d’entre eux[3]) à se tourner vers d’autres solutions économiques disponibles, inspirées par exemple du néo-keynésianisme. » Cette convergence, ajoute le politiste, « pose la question de la capacité de résilience du paradigme néolibéral qui paraît sorti incontesté, pour ne pas dire renforcé, d’une crise dans laquelle on lui attribue généralement une large part de responsabilités. » On ajoutera, mais c’est un autre débat auquel Arthur Borriello s’est attaché depuis lors, que cette convergence vers l’austérité a aussi fait le lit du populisme et de l’extrême-droite en Europe.
Un des intérêts du livre de Borriello[4] est qu’il étudie non pas les politiques d’austérité déjà largement analysées par ailleurs, mais bien le discours d’austérité tenu entre 2010 et 2013 dans le chef de trois Premiers ministres d’obédiences différentes : en Italie, Mario Monti (technocrate d’origine démocrate-chrétienne), en Espagne, José Luis Zapatero (socialiste 3e voie) et Mariano Rajoy (conservateur traditionnel). La crise provoquée aujourd’hui par la pandémie lui donne un nouvel éclairage. Forcés par les événements à jeter aux orties ce qu’ils avaient adoré, les dirigeants politiques et économiques de l’Union Européenne ont dû ouvrir les vannes budgétaires sans limites, renoncer aux sacro-saints équilibres, faire appel à l’État (qui n’est plus un « problème », mais la solution) et vanter des services publics qu’ils avaient mis à genoux. Personne ne se fait d’illusion : derrière cette remise en question imposée par un virus, les velléités de revenir, en dépit de sa faillite mortelle, au discours austéritaire pour « l’après » transpirent déjà chez certains. Il est donc particulièrement intéressant d’en revenir à l’analyse d’Arthur Borriello pour mieux comprendre et combattre un discours d’austérité auquel le libéralisme européen n’a pas renoncé.
La politique, une affaire de mots
Un discours donc. Et un discours commun (avec — et en dépit de — ses variantes idéologiques et spécificités nationales) fondé sur les mêmes mots qu’analyse l’auteur grâce à différents instruments intellectuels et scientifiques. « La politique est toujours une affaire de mots » écrit l’auteur reprenant à son compte la position du politologue américain Murray Edelman connu pour ses études sur la politique symbolique : « le langage politique est la réalité politique ». Ajoutons que François Mitterrand qui pratiquait avec excellence l’art du discours affirmait : « dire c’est faire »[5]. Et il ressort avec évidence de cette approche « qu’en définitive, en Italie, comme en Espagne, les plans d’austérité se sont multipliés entre 2010 et 2013, indépendamment de la nature du gouvernement en place (…) Mon ambition dans cette recherche, précise Borriello, est de montrer à quel point il est indispensable d’étudier l’austérité à travers le discours afin de comprendre ce qui se joue à travers elle : la manifestation d’un néo-libéralisme hégémonique qui prétend, sans succès, masquer sa propre nature politique ». Et on est bien là au centre du propos. Justifier l’austérité par les contraintes extérieures au nom d’une « autonomie de la sphère économique », la présenter comme une évidence de « bon sens » et comme l’unique solution sans alternative, lui donner un caractère inéluctable, opposer dès lors l’action — le « faire » — à l’impuissance, en faire même « nécessité vertu » — un « impératif moral — qui vaut une légitimité autocertifiée à ses promoteurs : voilà la quintessence des discours d’austérité. Le paradoxe est évidemment que cette “argumentation” menace l’autonomie du champ politique [6]» alors que les acteurs — en l’occurrence ici les chefs d’exécutifs — doivent tenter de préserver cette autonomie qui est la justification de leur rôle. Ils vont donc, explique Borriello, se conformer « aux exigences symboliques de leur fonction. Le registre impératif est ainsi contrebalancé par les acteurs qui mettent en scène leurs propres clairvoyance, sincérité, détermination et efficacité et préservent ainsi l’image de la grandeur fonctionnelle du pouvoir politique qu’ils incarnent. »
Déconstruire une mise en récit
Arthur Borriello analyse ce discours d’austérité d’un point de vue qui prend naturellement en compte le social, l’économique, le/la politique et le symbolique. Mais aussi avec un regard que l’on pourrait qualifier de « post-structuraliste », il déconstruit cette « austérité mise en récit ». Citations, tableaux, graphiques lexicaux mettent en évidence les mots, mais aussi des personnages (les héros, les méchants, les victimes), l’utilisation de la dimension dramatique et de la tension émotionnelle qui aboutit toujours à une « morale de l’histoire » — l’austérité — tenant lieu de solution politique qui va de soi, sans responsable ni d’ailleurs d’ennemi. Il met en évidence la palette très large des métaphores utilisées dans ce discours : médicale, mécanique, sportive, botanique, de voyage, etc. Autant d’instruments qui permettent de simplifier et de donner du sens à des situations et des événements complexes toujours présentés comme aboutissant à la seule issue possible. « Comme l’exprime Rajoye, dans une formule qui synthétise à merveille cette dimension du discours, “il n’y a pas d’autre solution et n’importe quelle alternative serait encore pire”… L’ensemble du discours est donc soutenu “par une série de registres métaphoriques qui contribuent à naturaliser [7]les décisions en matière économique, de ce fait, à en occulter la dimension foncièrement politique”. Mais, ajoute Borriello en indiquant qu’on est bien là “au cœur des arguments centraux de (sa) recherche, la soustraction du politique ne saurait-elle même être autre chose qu’une opération politique [8]».
S’il n’y a jamais d’alternative à l’austérité, les discours — mais aussi les pratiques politiques telles que nous les avons aussi connues en Belgique — tendent à faire avaliser le fait qu’il y a ‘des alternatives dans l’austérité’. Austérité de droite ou de ‘gauche’, brutale ou modérée, promettant une ‘répartition juste et équitable de l’effort’ alors que les ‘sacrifices pour des jours meilleurs’ sont toujours à charge des mêmes classes sociales. Les efforts des responsables politiques, relayés par l’immense majorité des médias, pour faire de l’austérité une évidence sont incommensurables. Durant ces dernières décennies, ils ont permis à ses partisans de remporter la bataille idéologique et d’imposer leur hégémonie culturelle.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si la crise actuelle permettra de renverser ce discours au-delà des mesures de circonstance qui certes valent condamnation, mais ne constituent pas un renoncement idéologique dans le chef du néolibéralisme. La période qui va suivre est à la fois pleine d’interrogations et de possibles. La mobilisation d’après virus demeure une incertitude. Mais la déconstruction du discours d’austérité telle que nous la propose Arthur Borriello est une des armes que l’on pourra utiliser pour parer à la répétition de l’histoire.
[1] Éditions de l’Université de Bruxelles, Science Politique, décembre2018, 242 p, 25 €
[2] Pour celles et ceux qui ont oublié les détails de cette politique, il faut voir le film de Costa Gavras « Adults in the room » qui décrit — et dénonce — avec rigueur et froideur la violence de la politique menée par la Troïka à l’encontre de la Grèce. Le film est accessible en VOD sur de nombreuses plateformes.
[3] On pense évidemment aux sociaux-démocrates qui ont préféré se rallier au social-libéralisme et sa politique d’une austérité dogmatique.
[4] L’ouvrage date de 2018 et est issu d’une thèse de doctorat réalisée à l’ULB entre 2012 et 2016 et intitulée : Abolition et permanence du politique en période d’austérité. Une analyse des discours des chefs d’exécutif italiens et espagnols durant la crise de la zone euro (2010-2013).
[5] Pour sa part le philosophe anglais John Langshaw Austin (1911-1960) – cité par Borriello p68 —, a développé sa théorie des actes du langage dans son ouvrage « Quand dire, c’est faire » (publié en 1962 et en français en 1970 au Seuil)
[6] Je renvoie ici à l’ouvrage pour la distinction fondamentale qu’il développe entre la politique et le politique qui recouvrent non seulement des objets différents, mais aussi des « niveaux de réalité distincts ». En simplifiant : l’activité politique d’une part, le « moment instituant » (Claude Lefort) de l’autre. Le propos de Borriello est évidemment beaucoup plus subtil et complexe (voir notamment pp 50-51 et 135). De même je laisse de côté un autre chapitre important de l’analyse du discours d’austérité concernant « L’obsolescence de l’État-nation : la reconfiguration spatiale de la politique » qui tient une place importante dans la pensée de l’auteur, mais qui mériterait des développements critiques particuliers (voir chapitre VI – pp127-139).
[7] C’est nous qui soulignons
[8] idem
Pour votre dernière phrase, je préfèrerais « Mais la déconstruction du discours d’austérité telle que nous la propose Arthur Borriello est une des armes que l’on devra utiliser pour parer à la répétition de l’histoire. »
Mais pourrons nous effectivement utiliser cette arme, tout au moins de manière audible ? Car les mainstream media vont tout faire pour étouffer notre voix dans la panique qu’ils vont organiser autour de l’effondrement de l’économie, de l’explosion (skyrocketing) de la dette, de la perfidie de la Chine (Poutine semble oublié ces temps-ci), etc. Naomi Klein nous a expliqué tout cela en dénonçant la « stratégie du choc » : pour un choc, c’en est un, et d’envergure, et on peut craindre que le capitalisme saura l’utiliser dans sa plénitude.
J’arrête dans le pessimisme pour vous dire combien j’ai apprécié votre texte, venant d’un pays du Nord (je suis retraité dans le Lot) qui finalement n’est pas aussi vertueux que l’Allemagne et les Pays-Bas. Le coronavirus l’a dit, finalement vous êtes un peu latin…