Politique et image : quand le corps est dénié

« Qui aures habet, audiat » (Que celui qui a des oreilles entende) Matthieu 11-5

 

Des divergences de fond naturellement légitimes, des malentendus de bonne et de mauvaise foi, des propos inquisitoriaux parfois proches de la haine : mon dernier article[1] sur la politique et l’image a charrié tout cela sur les réseaux sociaux (où je refuse de polémiquer pour des raisons évidentes et confortées par ce dernier épisode). Les premières méritent attention et, si possible, réponse, les secondes justifient des mises au point (je peux, pour certains, ne pas avoir été suffisamment clair), les dernières n’inspirent que le mépris.

Que mon analyse d’une photo de Zakia Khattabi et Olivier Chastel ait ému le landerneau écolo est normal. La complexité de la crise actuelle a peut-être exacerbé leur susceptibilité. Pourtant, si on veut bien lire l‘entièreté de mon propos (ce qu’apparemment peu de critiques ont fait), il ne s’agissait pas pour moi de tirer des conclusions politiques de ce rapprochement physique à travers un cliché, mais d’analyser une image. J’ai évidemment une opinion sur la ligne politique d’Ecolo et de sa coprésidence actuelle, mais ce n’était pas le sujet de mon article. Et, si, à un moment ou à un autre, je ressens la nécessité d’évoquer cette ligne, je n’ai franchement pas besoin de passer par le décryptage d’une image.

Il faut donc que je précise « d’où je parle » quand je traite du rapport entre la politique et l’image. Cette question est, depuis, toujours, au centre de mes activités : comme analyste des médias et de la politique, comme journaliste de télévision et surtout comme réalisateur de documentaires. C’est, en quelque sorte, le cœur de mon métier. J’y ai consacré des centaines d’articles, des chapitres entiers d’ouvrages et même un film (« Le Prince et son image »), mais aussi des heures de cours de formation dans différentes institutions. Mon Blog-Notes précise que je mets « l’accent sur les rapports entre les médias et la politique ». Tout cela pour dire que je ne traite pas cette question à la légère et que j’ai une certaine légitimité pour l’aborder. J’ajoute que les partis politiques (sans aucune exception) consacrent aujourd’hui une partie essentielle de leur activité à la communication et qu’il est donc de salubrité démocratique d’en faire une analyse critique, y compris dans ses effets collatéraux.

L’image n’est évidemment jamais neutre. « Le cadre est politique » aime à dire Jean Luc Godard. L’image est aussi une coproduction de trois regards qui en façonnent les sens. Le créateur (photographe ou cinéaste) qui opère à partir de son « point de vue » qui englobe ses choix politiques et idéologiques, ses émotions et mille autres choses[2], le « sujet » filmé qui par son attitude (notamment corporelle) — et, selon les cas, consciente et assumée ou inconsciente et non contrôlée — peut influencer ou même parfois imposer sa propre image et enfin le spectateur qui interprète l’image selon ses propres codes. D’où évidemment le sens polysémique d’une image… et les polémiques que ses interprétations contradictoires peuvent susciter. Pour contrecarrer la manipulation par l’image, celle-ci doit être conçue avec l’exigence d’un triple respect : celui de l’auteur qui doit s’imposer des règles déontologiques, celui du sujet filmé qui n’est pas un « personnage », mais d’abord une personne et celui du spectateur qui n’est pas un consommateur, mais un citoyen. Ces règles concernent les images que je fabrique personnellement et n’ont pas nécessairement prévalu pour celles que j’ai prises pour objet d’analyse. Mais ce cadre général doit être rappelé pour comprendre une démarche d’observation critique.

A propos de cette analyse précisément, je constate d’abord que très peu de remarques ou de critiques concernent la photo de l’Assemblée nationale française qui occupe pourtant plus de la moitié de la surface de l’article. La grille d’analyse est pourtant identique même si les comportements sont eux différents. Naturellement la fixation sur l’image du duo Khattabi/Chastel vient d’abord de la réaction virulente de la principale intéressée. Je ne connais pas la coprésidente d’Ecolo mais je respecte aussi bien la personne que la fonction. Et si je mets en évidence une proximité physique que personne ne peut nier, j’ajoute explicitement que « chacun tirera les conclusions politiques ou idéologiques qui lui conviennent ». Je souligne à plusieurs reprises l’aspect « fictionnel » du document  et je conclus sans aucune équivoque  par ces mots : « Quand la photo ou le plan fixe ainsi une gestuelle dans un moment symbolique, qu’il s’agisse du couple ou du solitaire, le récit transcende l’information et nous entraîne dans «l’imaginaire ». Que veut-on de plus ?

M’opposer (en me sommant même d’y réagir !) la photo de Raoul Hedebouw trinquant dans une manifestation politico-mondaine avec Charles Michel, me semble assez dérisoire. La cadre et le contexte sont d’une autre nature. Il eut été plus simple et plus clair pour les pourfendeurs de ma subjectivité de noter (avec raison) que je suis proche du PTB sans en être membre et malgré des divergences que j’ai toujours exprimées. Pas de soucis, j’ai revendiqué d’être proche d’Ecolo dans une autre configuration de ce parti.

Un photographe professionnel dont j’apprécie le travail (Eddie Bonesire) souligne pour sa part la déformation du réel que peut provoquer le fait de « mitrailler » un sujet. Je n’en disconviens évidemment pas, mais cela ne supprime pas la réalité (même isolée, fractionnée, déformée, ou surévaluée) d’une communication non verbale qui n’est pas inventée par le photographe.   Je sais aussi que les théories du langage corporel sont contestées et sont à interpréter avec prudence. En tout état de cause, les travaux de l’Ecole de Palo Alto et en particulier ceux de Paul Watzlawick sont mondialement reconnus[3]. Je souligne moi-même que la communication non verbale peut donner lieu à des interprétations contradictoires. Mais, en certaines circonstances, elle peut acquérir une force supérieure à tous les discours : dans ces cas-là, l’image ne ment pas. Un seul exemple : le 11 novembre 1984, à Verdun, quand François Mitterrand et Helmut Kolh posent main dans la main en se recueillant face aux morts de la Grande guerre, ils savent que ce geste, cette « proximité physique » restera dans l’histoire. Dans un tout autre contexte, dans une gestuelle qui n’est pas organisée sous une forme et des intentions incomparables, mes exemples étaient évidemment d’une nature plus anecdotique, mais pas pour autant privés de sens. Est-ce tellement délicat de l’aborder ?

En écrivant ce texte, j’aurais contribué à alimenter ce que je dénonce (à propos de l’imaginaire) : la critique classique ne me semble pas pertinente. Elle est récurrente notamment à propos, par exemple, du traitement du terrorisme où toute tentative de « compréhension » du phénomène est assimilée par certains à une justification. Enfin, l’accusation de « sexisme », outre son caractère insultant, vise essentiellement à disqualifier à peu de frais mon propos, d’autant que la photo incriminée concerne et une femme et un homme dont les gestes sont du même ressort. Et, je le répète, j’applique la même approche à l’attitude de François Ruffin.

Pour en finir, et ce n’est pas le moindre des questionnements, il faut se demander si, pour des raisons psychologiques, culturelles et/ou idéologiques, la question du corps (et du langage corporel) ne reste pas un tabou. Le simple fait d’en interroger la possibilité du sens (paradoxal, partiel, contradictoire, etc.) semble insupportable à certain-e-s et provoquer des réactions d’une virulence incroyable. Comme si le corps devait rester silencieux.

P.S : Je ne comprends pas, à l’occasion de cette polémique, les agressions contre l’ensemble du travail de la revue Politique dont j’ai été, certes, le cofondateur et le directeur durant 20 ans avec la participation de nombreux écologistes de générations et de tendances diverses. Je n’en suis plus qu’un collaborateur parmi d’autres. Mais de tout temps, hier comme aujourd’hui, j’ai préservé ma libre parole personnelle revendiquant hautement ma subjectivité notamment sur des questions qui ne font pas l’unanimité au sein de la rédaction. La revue n’est pas un parti, n’a pas une « ligne »  d’autant qu’elle continue heureusement à rassembler toutes les sensibilités des gauches politiques, syndicales et associatives.

 

[1] http://www.revuepolitique.be/politique-et-image-quand-parle-le-corps/

[2] « Notre point de vue est fait de ce que nous avons vécu depuis le ventre de notre mère jusqu’au dernier roman que nous avons lu » disait le grand journaliste et biographe Jean Lacouture.

[3] Voir notamment : L’invention de la réalité, Contributions au constructivisme, 1981. Plusieurs auteurs sous la direction de Paul Watzlawick Seuil, 1985 réed. 1984 et trad. 1988.

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