Le 28 mars Marc Liebens achevait à Genève la mise en scène des « Théâtres de Marguerite Duras ». Il y est décédé le 3 avril. Il avait 73 ans et une vie entière de théâtre derrière lui.
Marc Liebens a été celui par qui le théâtre a changé en Belgique. De l’expérience fondatrice du Théâtre du Parvis à Saint Gilles en 1970 jusqu’à ses dernières mises en scène en Suisse en passant par l’Ensemble Théâtral Mobile, Liebens a été le créateur d’une modernité radicale. La « radicalité » voilà bien le mot qui convient à Marc. Il résume l’exigence extrême qu’il imposait à son travail, à ses acteurs, à ses amis…et à lui-même. Metteur en scène ou mieux encore intellectuel ayant choisi le théâtre pour interpeller l’histoire, les hommes et aussi – et même surtout les femmes-, les sociétés et les mythes, il a été le « point fixe » pour toute une génération. Comédiens ou metteurs en scène, la plupart de ceux qui, à partir des années 80, ont installé le nouveau jeune théâtre en Belgique lui sont redevables. Ils avaient généralement travaillé avec lui. Dès l’ouverture du Parvis, Liebens fixait le cap : « Le théâtre n’est pas là pour rassembler les gens mais pour les diviser, disait-il. Du moins, il est là pour les rassembler sur le plan de la qualité, mais quant au contenu, il doit forcer les spectateurs à réagir en sens divers, par le jeu de la réflexion et de la discussion. »
Radicalité encore dans le choix des auteurs : Pasolini, Bernhard, Müller qu’il fait découvrir au public francophone. Mais aussi les auteurs de chez nous: Louvet, Piemme et bien sûr Michèle Fabien qui fut sa compagne, elle qui nourrissait aussi cette radicalité par des textes qui semblaient ressurgis du théâtre antique. Au fur et à mesure qu’il avançait dans son œuvre, Liebens approchait de l’épure. Pour exalter l’écriture, pour cerner le sens des mots, il évoluait vers une sorte de nudité féconde de la scène pour donner toute leur force aux voix et aux corps des comédiens. Cet intellectuel exigeant s’était construit sur une connaissance approfondi de la théorie qu’elle soit littéraire, théâtrale, philosophique, politique ou idéologique. Avec lui – et son « double » du théâtre du Parvis, Yvon-Marie Wauters (disparu en 2006),- après la scène, les débats ne s’éteignaient qu’à la lumière du jour. Ils étaient toujours passionnés, parfois virulents et même violents mais d’une densité que je n’ai jamais retrouvée ailleurs. Ils n’ont jamais cessé et ils n’excluaient pas l’humour fracassant dans une amitié irremplaçable.
Marc Liebens a quitté le monde, la tête encore pleine de projets. Il savait pourtant que le temps lui était compté. Mais il en parlait avec sérénité. Il y a quelques semaines il me disait son sentiment d’avoir accompli l’essentiel de ce qu’il souhaitait et d’avoir vécu pleinement une vie intellectuelle et affective d’une richesse rare. Son seul regret était de laisser-là sa compagne, la comédienne Barbara Baker et leur jeune fille Carlotta. C’est auprès d’elles qu’il avait trouvé l’apaisement. C’était sa dernière leçon : ne rien concéder à la radicalité qui avait fondé son œuvre mais la vivre apaisé.