Notes pour mémoire : un feuilleton épars (en 7 épisodes) publié sur le Blog-Notes de Hugues Le Paige
Reprenant des textes anciens (inédits ou publiés depuis 1986) mêlés à des analyses contemporaines et des témoignages personnels, Hugues Le Paige revisite le Mai 68 belge et international : des propositions de réflexion sur hier et pour aujourd’hui.
Les deux épisodes qui suivent ont été écrits en 2003 pour un projet de livre non achevé…
4. Mai entre la Belgique et le Portugal
Mai n’avait pas commencé en 68. La présentation la plus commune de la révolte d’une génération — essentiellement étudiante — limite trop souvent la période à quelques semaines d’un printemps prolongé. Bien entendu toutes les images qui nous restent en mémoire fixent les événements sur le mois de mai et de préférence à Paris. Pourtant si le mai français apparaît bien à la fois comme le paroxysme et le déclencheur d’un mouvement plus large, il s’inscrit dans un temps long et dans un espace beaucoup plus vaste. Mai 68 est le moment d’un cycle historique et l’expression d’un mouvement très largement international qui touchent des sociétés diverses.
Radicalisme politique et révolte culturelle
Mouvement politique ou mouvement culturel ? Social et sociétal ! Sociologues, politologues, historiens ou philosophes ont abondamment argumenté en faveur de l’une ou l’autre hypothèse. « Mai » fut évidemment tout cela, dans le désordre et dans des proportions variables selon les circonstances. De la même manière que ce mouvement est le fruit à la fois d’une radicalisation politique et d’une révolte générationnelle. La société capitaliste sera contestée par des minorités extrêmement politisées qui veulent sa destruction. Ses règles de vie seront mises en cause — et largement changées — par une très large part d’une génération. Il y a évidemment plus qu’une nuance entre les objectifs des uns et des autres. Mais c’est bien la rencontre du radicalisme politique et de la révolte culturelle qui fera l’originalité de Mai 68.
Individualisme et collectif se mêleront même intimement et parfois s’affronteront dans un nouveau rapport entre la sphère publique et la sphère privée. Besoins et « désirs » seront revendiqués comme autant de droits. Il était « interdit d’interdire » et on pouvait « jouir sans entraves ». Le mouvement était d’essence libertaire sur le plan de la vie comme sur celui de la politique. Mai 68 a ancré un certain anticommunisme de gauche. Le mur de Berlin existait depuis 1961 — et depuis bien avant dans les têtes des responsables communistes — : il était bien entendu « contesté » comme toutes les autres formes de dictature bureaucratique ou tout simplement d’autoritarisme. Même si de fait l’existence du « camp socialiste » garantissait encore un rapport de forces mondial favorable à la contestation du système capitaliste.
Mai commence en 60…
Mai 68 commence peut-être en 1960 et en Belgique ! Certes il est toujours difficile et un peu vain de dater le début d’une séquence historique, mais l’hypothèse mérite d’être examinée. Elle jalonne le début d’une radicalisation de la classe ouvrière européenne. L’épisode est peu connu en dehors de nos frontières et — avouons-le — largement oublié ou mal connu en dedans. Le mouvement de grève le plus important de l’histoire du royaume n’a guère suscité de publications ou de réalisations (films et documentaires[1]) ayant touché un large public. L’événement est pourtant considérable : cinq semaines d’une grève dure qui démarre contre un plan d’austérité (la « loi unique » de la coalition chrétienne-libérale dirigée par Gaston Eyskens) et qui prend des aspects carrément insurrectionnels et avance des mots d’ordre quasi révolutionnaires (comme le « contrôle ouvrier »).
On peut évidemment épiloguer rétrospectivement pour savoir s’il s’agissait du dernier soubresaut révolutionnaire de la classe ouvrière européenne ou du début d’une phase de radicalisation. Peu importe : les deux hypothèses ne sont pas totalement contradictoires. Dans les années qui suivent, on va en tous cas vivre en Europe le développement de luttes sociales très dures comme, par exemple, la grève des mineurs français en 1963. On voit donc se dessiner une radicalisation politique et sociale au moment même où un certain modèle capitaliste occidental est à son apogée. Le quasi-plein emploi et la constante amélioration du niveau de vie (même s’il est lent pour la classe ouvrière) qui caractérisent le sommet des « trente glorieuses » n’empêchent pas la contestation radicale du système.
Les appareils syndicaux et politiques traditionnels ne sont pas les organisateurs de cette contestation : avant d’en être eux-mêmes la cible, ils ont tout fait pour la freiner ou parfois pour s’y opposer. Ce sont certains secteurs syndicaux (comme les métallurgistes en Italie) ou des groupes révolutionnaires minoritaires (les « groupuscules gauchistes ») et dans certains cas des partis communistes qui vont se greffer ou organiser la radicalisation. Ce sont eux qui pendant pratiquement une décennie (1965-1975) vont orchestrer la contestation principalement dans la jeunesse — et surtout la jeunesse étudiante qui va réinventer le mot « militantisme ».
Cette jeunesse est arrivée à la politique avec la décolonisation. Les puissances coloniales européennes vont tenter, selon les cas, avec plus ou moins de conviction et de barbarie de conserver leurs empires avant de devoir y renoncer. Une partie de la jeunesse se politise dans la solidarité avec les peuples opprimés qui luttent pour leur indépendance. Elle va se radicaliser dans le soutien des guerres de libération nationale. Dans la décennie 60, « anticolonialisme » et « anti-impérialisme » sont les mots en « isme » les plus utilisés par les jeunes gens politisés. En France, en Italie, en Belgique, tous ceux qui joueront un rôle dirigeant dans le mouvement de mai proprement dit y ont fait leurs premières armes.
Des œillets pour enterrer Mai
Si Mai ne commence pas en 68, Mai ne s’arrête pas non plus en 68. Le cycle va se prolonger pratiquement jusqu’au milieu de la décennie suivante. En France, les luttes sociales se poursuivent bien au-delà du grand mouvement de grève de mai-juin 68. Les immigrés s’organisent, les employés entrent dans la danse. Le mouvement se retrouve dans plusieurs pays européens.
La classe ouvrière italienne connaît des périodes de véritable ébullition : on parlera de « mai rampant ». Au début des années 70, en Belgique comme en France les lycéens se révoltent contre des projets gouvernementaux plus ou moins autoritaires. C’est sans doute la Révolution des œillets qui va marquer la fin de la séquence historique. Belle ironie de l’histoire : ce sont des militaires issus des guerres coloniales, mais convertis au gauchisme qui vont déclencher cette révolution. Ils vont certes se débarrasser du « salazarisme » (la forme portugaise du fascisme). Mais ils vont rapidement échouer dans leur tentative révolutionnaire. Durant un an à Lisbonne, d’avril 74 — début de la « révolution » à mars 75 qui marque le début de la « normalisation » — on peut croiser tout le gratin du gauchisme européen. On vient observer ou même participer et tenter parfois de conseiller. L’échec de cette révolution des œillets enterre d’une certaine manière le rêve gauchiste. D’autant qu’entretemps les deux autres dernières dictatures fascistes européennes — l’Espagne de Franco et la Grèce des Colonels — se sont écroulées sans bouleversement radical. Mai 68 avait donc commencé en Belgique et s’était achevé au Portugal.
Deux autres événements auxquels la mouvance soixante-huitarde a été très sensible se clôturent à la même époque. 1974, c’est aussi la fin du rêve du mythe autogestionnaire avec l’arrêt de l’expérience tentée par les ouvriers de Lip à Besançon qui avait remis en route la production des célèbres montres, abandonnée par les patrons de l’entreprise. Enfin, le 30 avril 1975 les troupes du FLN et du Nord-Vietnam entrent à Saïgon. Les « boat people » viendront plus tard, mais c’est une autre histoire… Le Vietnam avait constitué un élément considérable dans la politisation de la génération de 68, un peu comme la guerre d’Espagne l’avait été pour celle de 40-45. Avec les risques personnels en moins, il est vrai. Il n’empêche, l’événement et ses suites compteront pour cerner la ligne de démarcation d’une époque.
1960-1975 : quinze années d’une politisation extrême pour la jeunesse européenne, quinze années d’engagements et de rêves, parfois aussi de désespoirs et d’amertumes. Mais aussi quinze années qui vont voir la société évoluer plus rapidement qu’en un siècle. Des années qui semblent appartenir à un autre monde. Les craquements que l’on pouvait distinguer dans l’univers communiste ne laissaient pas supposer sa disparition dans le siècle.
La minorité des militants quasi professionnels ne se posait évidemment pas la question, mais tous les autres savaient que lorsqu’ils le décideraient, ils trouveraient non seulement un emploi, mais encore qu’ils pourraient choisir celui qui leur conviendrait le mieux. Cela n’empêchait pas de refuser une certaine « aliénation » du travail ni de combattre les inégalités criantes du capitalisme même le plus moderniste. Il y avait des questions fondamentales sur le présent et l’avenir de la société, mais il n’y avait pas l’angoisse du lendemain. On revendiquait le « droit à la paresse » plutôt que le droit au travail. D’une certaine manière, Mai 68 s’arrête quand on entre dans la crise.
(A suivre)
Prochain épisode : 5. L’apprentissage d’une génération
[1] En dehors du film de Franz Buyens, « Combattre pour nos droits »