Mai n’avait pas commence en 1968 (3/7)

Notes pour mémoire : un feuilleton épars (en 7 épisodes) publié sur le Blog-Notes de Hugues Le Paige

Reprenant des textes anciens (inédits ou publiés depuis 1986) mêlés à des analyses contemporaines et des témoignages personnels, Hugues Le Paige revisite le Mai 68 belge et international : des propositions de réflexion sur hier et pour aujourd’hui.

  1. Le fil rouge de mai                                        

(J’ai publié ce texte en mai 2008 à l’occasion du 40e anniversaire de 68[1].)

Dans la nuit notre vieille Simca suit tant bien que mal les autres voitures qui approchent de la frontière française. Juste devant nous le véhicule de Guy Cudell[2] qui précède la voiture où a pris place Daniel Bensaïd, l’un des animateurs de la révolte étudiante à Paris et dirigeant de la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire, organisation trotskyste, dirigée également par Alain Krivine). Tout s’est passé très vite ce soir de mai 1968 à Bruxelles. Un meeting présidé par Ernest Mandel, le principal dirigeant de IVe Internationale, au « Maillot Jaune », rue du progrès, où des militants parisiens doivent prendre la parole. Ben Saïd est interdit de séjour en Belgique. La police veut l’interpeller.

Daniel Bensaïd et Ernest Mandel au « Maillot Jaune »

La tension monte. Comme souvent le bourgmestre de Saint Josse intervient pour éviter l’affrontement et trouver un compromis. Guy Cudell se porte garant de ce que Ben Saïd pourra regagner la France sans être inquiété. Il escortera personnellement le militant trotskyste jusqu’au poste-frontière. À quelques-uns, nous les suivons pour vérifier que tout se passe comme convenu. À minuit Daniel Bensaïd est en territoire français et sera à nouveau dans quelques heures sur le pavé parisien. Mission accomplie, dans une certaine exaltation, nous rentrons sur Bruxelles et plus précisément à l’ULB que nous occupons depuis la fin d’après-midi. La première « assemblée libre » en a pris la décision un peu plus tôt. Nous sommes le 21 mai 1968. L’occupation va durer 50 jours et 50 nuits. Et, comme on dit dans ces cas là, rien ne sera plus tout à fait comme avant, en tous cas pour ceux qui participeront au mouvement et aussi, d’une certaine manière, pour la société belge.

Mai n’avait pas commencé en 68. La révolte étudiante est le fruit d’un cycle long qui commence sans doute au début des années 60 avec les mouvements de soutien aux peuples colonisés qui se battent pour leur indépendance. Mais il y aura aussi les manifestations contre la guerre du Vietnam, la solidarité avec le Cuba de Castro et Guevara, la lutte contre les dictatures fascistes à l’Ouest et stalinienne à l’Est de l’Europe, le syndicalisme étudiant et lycéen. Mai 68 est une internationale qui se manifeste à travers le monde de Berkeley à Tokyo, de Paris à Prague et de Mexico à Berlin.

Ceux qui ont 20 ans en 68, ont déjà une expérience militante et une formation politique solides. Les pensées marxistes dominent la scène culturelle et idéologique. Nous nous nourrissons de Sartre, mais aussi de Barthes, de Foucault et d’Althusser, de Lacan et de Morin. C’est presque tout naturellement que le radicalisme politique va rencontrer l’anti-autoritarisme hédoniste. Nous voulons changer le monde et jouir — sans entrave, disait-on — du présent. Tout cela ne se fait pas sans contradictions ni sans heurts dans d’interminables débats qui constituent le socle d’une culture contestataire qui marque une génération.

Si en Belgique le mouvement reste essentiellement limité aux étudiants et aux milieux culturels, ailleurs la contestation rencontre la classe ouvrière : en France mai 68 ne se limite pas à Nanterre ou au Boulevard Saint-Michel. La grève générale est spectaculaire et fait trembler le pouvoir gaulliste. En Italie l’  « automne chaud » de 1969 sera avant tout le combat d’une classe ouvrière offensive et radicale. Mais ce sont là des aspects de 68 qui ont été occultés et gommés des mémoires. Mai n’a pas commencé en 68 et ne s’est pas terminé en juin. Durant une quinzaine d’années, les idées et les militants de mai poursuivront leur chemin jusqu’à l’avènement de l’ultralibéralisme des années 80.

Révolution culturelle, combat politique, phénomène générationnel ? Pendant longtemps, les analystes et les commentateurs s’affronteront sur ces questions alors que mai 68 était certainement tout cela à la fois.

Sur notre scène belge, les bouleversements se limitaient le plus souvent à des réformes plus ou moins audacieuses qui corrigeaient le fonctionnement autocratique d’institutions souvent poussiéreuses. Mais comme ailleurs s’imposent le combat féministe et la lutte des homosexuels et s’affirme la libération de mœurs corsetées par une morale d’un autre temps.

Les acteurs du mouvement, eux, resteront marqués par cette aventure culturelle et politique. « Soixante-huitard », invective méprisante ou apostrophe complice ? Ce sera l’une et l’autre. Entre les reniements et les nostalgies, il demeure un fil rouge de ce printemps d’il y a quarante ans : un certain refus du conformisme et de l’autorité, un goût de la contestation et de la radicalité face aux injustices du monde. Hier et aujourd’hui, les même vieux — et jeunes — barbons déversent leur haine sur les idées de mai. Simplement ils prennent les atours d’une pseudo modernité pour défendre un ordre qui a changé de visage, mais pas de nature.

(Asuivre)

 

Prochain épisode : 4. Mai entre la Belgique et le Portugal

 

[1] Mes archives faisant défaut, je ne sais plus où cet article a été publié…

[2] Guy Cudell (1917-1999), bourgmestre socialiste de la commune de Saint Josse pendant 46 ans. Personnage atypique dont on retiendra notamment l’accueil qu’il réserva aux objecteurs français et aux soutiens clandestins du FLN durant la guerre d’Algérie, mais aussi plus tard aux réfugiés chiliens fuyant la dictature de Pinochet.

 

 

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