Le pacifisme à l’italienne : un exemple et un défi vital

Le mouvement pacifiste italien a des racines profondes qui vont puiser à la fois dans la tradition du Parti Communiste italien et dans celle du mouvement catholique. Historiquement, c’est sans doute en Italie que le mouvement pour la paix a été le plus présent et le plus massif. Lors des guerres d’Irak, Rome a été la capitale de la protestation contre les interventions étrangères et pour la paix, mobilisant des centaines de milliers de manifestants. Et dans les années 80, c’est aussi en Italie que les manifestations contre l’installation des missiles américains et russes en Europe ont été les plus nombreuses et les plus suivies[1].

Au cours des dernières années, le mouvement pacifiste s’est fait plus discret. L’importante (re) mobilisation actuelle contre la guerre en Ukraine n’en est que plus remarquable. La semaine dernière, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté dans différentes villes de la péninsule en solidarité avec le peuple ukrainien et en dénonçant l’invasion russe, mais en exigeant, notamment de l’Union Européenne des initiatives de médiation et de négociation. Les petits groupes et partis à la gauche du PD, l’ARCI (le mouvement culturel de la gauche), les Centres sociaux, les Collectifs étudiants qui ont récemment occupé les écoles[2] sont très présents dans les manifestations. Comme l’ANPI, l’organisation des partisans anti fascistes[3], où les survivants de la résistance côtoient de nombreux jeunes qui ont pris la relève de leur combat ou encore la Communauté chrétienne de Sant’ Egidio[4]. Les mots d’ordre sont sans équivoque : « Non à la guerre de Poutine, non à l’élargissement de l’OTAN ». Au sein du mouvement syndical, la CGIL (ex-communiste) – est très active dans la mobilisation. Son secrétaire général Maurizio Landini est de toutes les manifestations et défend son point de vue dans de nombreux débats.

Après que l’Italie ait décidé, comme les autres pays européens d’envoyer des armes à l’Ukraine, Landini a déclaré : « Il n’y a pas de guerres justes ni de bombes intelligentes (…) On n’arrête pas la guerre avec d’autres guerres et on ne l’arrête pas en envoyant des armes au peuple ukrainien ».  Comme bien d’autres qui défendent cette position, Landini a été trainé dans la boue et accusé de ne pas faire de différence entre agresseurs et agressés, alors que sa solidarité avec le peuple ukrainien et sa condamnation de Poutine est sans failles. Landini n’est pas le seul à être victime de ce type d’attaques qui prend des allures de chasse aux sorcières[5].  Lors d’un débat télévisé, le professeur Alessandro Orsini, directeur de l’Observatoire de la Sécurité internationale à la Luiss (la Business School romaine), après avoir formellement condamné la guerre de Poutine, avait mis en cause la responsabilité de l’élargissement de l’OTAN dans les causes du conflit. Il a été rappelé à l’ordre par son université qui l’intime de s’abstenir désormais de tout commentaire personnel sur la situation en Ukraine. À l’université Bicocca de Milan, c’est le cours de l’écrivain Paolo Nori sur Dostoïevski qui a été annulé pour « éviter des tensions »… Ou encore le correspondant de la RAI à Moscou accusé par le PD de complaisance avec Poutine pour avoir fait son métier en exposant les positions russes[6].  Il faut dire que l’Italie qui était un partenaire privilégié de la Russie (et qui, en matière énergétique, dépend pour 40 % du gaz russe) a considérablement durci sa position à l’égard de Moscou notamment sous la pression du PD (centre gauche) d’Enrico Letta au premier rang des discours « va-t-en-guerre ».

Dans « Il Manifesto », Luciana Castellina[7] oppose à ce discours dominant  « la nécessité pour l’Europe d’assurer la responsabilité d’une médiation — la neutralité  serait un objectif possible. Voilà, écrit-elle, ce que nous devons réussir à imposer. »  Il y a quelques jours, Edgard Morin ne disait pas autre chose  quand il insistait sur la voie du compromis : « D’autant, ajoutait-il, qu’une solution qui ne lèserait personne existe : c’est une Ukraine fédérale et neutre, un peu comme la Suisse — peut-être amputée de ses deux régions russophones — dont l’intégrité serait internationalement garantie. Pour le reste, personnellement, autant je suis d’accord pour toutes les mesures de rétorsion économique, autant je n’aime pas les mesures de rétorsion culturelle. [8]»

De son côté, Luciana Castellina appelle aussi à une autocritique du mouvement pacifiste italien qui s’est endormi au cours des dernières années : « Si nous ne voulons plus considérer la guerre comme un instrument de la politique étrangère — et nous le devons —, il faut empêcher que le mouvement pacifiste soit seulement une protestation intermittente. Les guerres peuvent être arrêtées seulement en combattant celui qui la prépare ».

Ce débat sur le pacifisme est fondamental dans le contexte actuel[9]. Il est clairement posé en Italie qui constitue une exception en la matière : aucun autre pays n’a connu jusqu’ici une telle mobilisation qui se construit en opposition au discours politique et médiatique dominant. Mener ce débat, dans ces conditions, est extrêmement difficile, mais il est indispensable — on peut dire « vital » dans ce cas — si l’on veut avoir une chance de mettre un terme aux souffrances du peuple ukrainien et éviter l’apocalypse nucléaire.

 

[1] Avec aussi, il faut le rappeler, la Belgique où en 1981 et 1983 le mouvement pacifiste belge a réussi à faire descendre dans la rue respectivement 200 et 400 000 manifestants contre la présence des missiles en Europe. Pour un pays comme la Belgique avec une population, à l’époque, de moins de 10 millions d’âmes, ces chiffres sont considérables.

[2] Notamment pour protester sur l’enseignement en alternance et les conditions de stage en entreprise, après la mort de deux lycéens lors de ces stages

[3] Associazione Nazionale Partigiani d’Italia est une association fondée par des participants de la résistance italienne contre le régime fasciste italien et l’occupation nazie.

[4] Fondée au lendemain du Concile Vatican II, notamment par Andrea Riccardi, cette communauté est engagée dans lutte contre la pauvreté, le travail pour la paix, mais aussi la solidarité avec les migrants.

https://www.santegidio.org/pageID/30056/langID/fr/PAIX.html

[5] Voir à ce sujet mon Blog-Notes du 327 février : https://leblognotesdehugueslepaige.be/ukraine-pour-la-solidarite-contre-la-chasse-aux-sorcieres/

[6] En Belgique, la RTBF développe aussi sa conception de « l’information de guerre ».  « Vu les circonstances », les « hautes autorités de la RTBF » ont décidé de censurer un débat où intervenait Pierre Galand, figure historique du mouvement pacifiste. Le débat suivait la diffusion d’un documentaire sur le mouvement pacifiste des femmes qui avaient lutté contre l’installation des missiles en Grande-Bretagne en 1983.  Le débat avait été enregistré avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Le JT de la RTBF s’est ensuite distingué en diffusant sans la moindre restriction le portrait d’un militant d’extrême droite partant combattre en Ukraine.

[7] https://ilmanifesto.it/la-pace-deve-combattere-la-guerra-prima-che-scoppi/

Luciana Castellina, militante et responsable du PCI jusqu’à son exclusion en 1969 avec le groupe du « Manifesto », ensuite cofondatrice et élue du PDUP (Parti d’Unité Prolétarienne pour le communisme). Elle réintégrera le PCI en 1985 à la demande d’Enrico Berlinguer. Par ailleurs très active dans la défense du cinéma européen.

[8] Le Soir (Bruxelles) du 7 mars 2022

[9] Voir aussi à sujet, l’excellente et récente analyse de Gregory Mauzé : « Le mouvement pour la paix, l’autre victime de Poutine »

https://www.lalibre.be/debats/opinions/2022/03/03/le-mouvement-pour-la-paix-lautre-victime-de-poutine-

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11 réponses à Le pacifisme à l’italienne : un exemple et un défi vital

  1. Carminati Franco dit :

    Merci pour ce billet courageux dans l’ambiance actuelle.
    Je suis assez d’accord avec le mot d’ordre « Non à la guerre de Poutine, non à l’élargissement de l’OTAN » et les développements du billet. Avec deux questions toutefois.
    Si on parle de la guerre de Poutine, ne faudrait-il pas à l’avenir parler des guerres de De Croo (ou du gouvernement belge), l’avis des populations n’étant demandé dans aucun des deux cas ?
    D’autre part, si la guerre « de Poutine » et celles de l’OTAN sont mises sur le même pieds (sans donc aborder ici la chronologie de ces deux événements), n’est-il pas déséquilibré de justifier les mesures de rétorsion économique envers la Russie (qui toucheront aussi le peuple russe) et rien de plus envers l’OTAN que l’expression d’une désapprobation ?

    1. Hugues Le Paige dit :

      La question de la chronologie n’est pas sans importance…dans le déclenchement d’une guerre. On ne peut mettre sur le même pied la politique agressive de l’Otan et la guerre déclenchée par la Russie ‘(avec son cortège de victimes civils ) même si la première n’est pas étrangère à la seconde. Tout en menant une politique expansive, l’Otan – jusqu’ici- n’est pas « passé à l’acte » sur le plan militaire. Et il faut tout faire pour l’en empêcher. On ne peut donc pas mettre sur le même pied la guerre de Poutine et la politique de l’OTAN. Certes les populations de nos pays n’ont pas été consultées sur la politique étrangère du gouvernement Vivaldi ( pas seulement de Croo mais aussi d’ Ecolo et du PS) mais la majorité de notre population a voté jusqu’ici pour des partis « atlantistes ». La population russe, elle, n’a pas le droit de s »exprimer et les opposants sont pourchassés et emprisonnés. La question qui nous est posée, chez nous, est la (re) construction d’un mouvement pacifiste et anti impérialiste qui a pratiquement disparu depuis près de deux décennies.

      1. Franco Carminati dit :

        La situation en Ukraine me rappelle sur certains aspects l’intervention Russe en Afghanistan : certes n’y a t’il pas eu alors non plus d’intervention directe et médiatisée des USA à l’époque non plus, mais, comme le rappelait M. Brzezinsky lui-même, la mise en place cynique des conditions d’une intervention Russe et de son enlisement. En ce qui concerne l’intervention Russe en Ukraine, certes choquante, il importe de clarifier ce qui tient de la réaction à des provocations occidentales ou ukrainiennes, ce qui ressort de demandes de sécurité légitimes, ce qu’il faut retenir de l’évolution des frontières, et ce qui ressortirait de prétentions impérialistes de la Russie. Sauf à verser dans les simplifications partisanes.
        Sur la seconde question abordée, les opposants ne sont certes pas emprisonnés chez nous et la différence est de taille, il n’est reste pas moins que le débat (plutôt l’absence de débat sérieux dans le cas présent) est fortement biaisé par les partis politiques et les médias dominants. Dans ces circonstances, il ne me semble pas suffisant de dire que notre population a voté pour des partis « atlantistes » : des délibérations dans une population dûment informée sont davantage de nature à préciser son intention; à défaut, on voit bien que les décisions ne peuvent être qualifiées de démocratiques.

      2. Marcel Leurin dit :

        (Re)construire un mouvement pacifiste et anti-impérialiste ? Il en existe un que l’on pourrait épauler : « Agir pour la paix », rue Van Elewijck, 35, 1050 Ixelles ; “Agir pour la Paix est un mouvement pacifiste, antimilitariste et non-violent. Notre objectif est d’informer, de former et d’inviter les personnes à agir pour un monde plus juste.”
        Ne pas perdre de vue non plus Julie Morelle et son émission “Déclic” (19:00 h., RTBF3), dont Pierre Galand fut récemment l’un des invités…

        1. Hugues Le Paige dit :

          Bien sûr Marcel. J’ai accompagné Jean Van Lierde durant des années mais le mouvement est aujourd’hui totalement minoritaire. On est loin des manifestations d’antan. C’est en cela que je dis qu’il faut reconstruire un mouvement le plus large.

  2. Tom Goldschmidt dit :

    La solution « Ukraine neutre » est infiniment sympathique. Sauf que la neutralité sur le papier ne garantit contre rien. La Russie a ignoré plusieurs de ses engagements envers l’Ukraine, notamment un traité de 1997 comportant un engagement mutuel de «respecter l’intégrité territoriale et l’inviolabilité des frontières»,. En 1914, en 1940, la neutralité de la Belgique était garantie par des traités internationaux. Cela n’a pas empêché qu’elle soit envahie par les troupes allemandes. C’est très malheureux, cela nous place devant la quadrature du cercle, car une Ukraine non neutre nous place devant une série de risques, mais c’est malheureusement comme ça.

    1. John V. Doe dit :

      L’Ukraine non plus n’a pas respecté les engagements qui y était liés : « pas d’arme atomique » disait le traité alors que son Président en a souhaité dernièrement. Ensuite, les accords de Minsk n’ont pas été implémentés par les Ukrainiens et ce dernier n’a pas été pressé par les autres parties prenantes de l’accord : France et Allemagne. Enfin, il y a les bombardements incessants sur les civils et les infrastructures du Donbass par la partie Ukrainienne : est-ce que 14.000 morts en 8 ans (chiffres ONU) font une guerre ? Ou en faut-il plus pour que se rompe le silence médiatique quasi-total dans les pays membres de l’Otan sur ce sujet ?

      Opposons-nous aux guerres, à toutes les guerres, tout le temps. Alors nous serons crédibles au lieu de paraître hypocrites et opportunistes.

      1. Tom Goldschmidt dit :

        Mon propos n’est pas de re-repartir à la chasse aux responsables (« L’Ukraine non plus n’a pas respecté… »), mais de constater que rien n’oblige, dans la pratique, un agresseur à respecter une neutralité, même garantie par sa signature. Donc cette « neutralisation » me paraît très peu viable. « Opposons-nous aux guerres, à toutes les guerres, tout le temps. » D’accord. Comment ? Car jusqu’à présent, ça n’a jamais très bien fonctionné.

  3. Debauve dit :

    Des manifs pour la paix sont les seules choses raisonnables qu’il nous reste à faire

  4. leon ernst dit :

    Encore un papier schizophrène pour justifier les incohérences du PTB. Flagellons nous, bonnes gens et laissons mourir une population dévastée.

    1. A-M Raskinet dit :

      Cela fait 74 ans que la population palestinienne est dévastée. A quand des sanctions contre Israël ?
      Toujours ce deux poids, deux mesures.

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