La pandémie, le climat, le capitalisme et l’Europe

Le Tansport des forces, Fernand Léger, 1937

On laissera aux scientifiques le soin de débattre sur le lien de causalité éventuel entre la pandémie et l’évolution climatique. Mais en dehors de cette question scientifique, le commun des mortels peut observer ce qui lie les deux phénomènes que nous subissons. L’un comme l’autre font dramatiquement ressurgir la fragilité de notre système brusquement paralysé par des événements que nous ne contrôlons plus et qui entraînent des conséquences en cascade sur le sort de l’humanité. La pandémie et le réchauffement climatique ont aussi en commun de faire des plus faibles et des plus démunis leurs premières victimes. La prise en compte de ces liens-là est essentielle pour participer à la construction d’un autre monde, en sachant que c’est d’abord la course au profit, l’exploitation à tout crin des ressources « humaines » et naturelles, la destruction des structures collectives — en un mot le capitalisme (privé ou étatique) — qui est responsable de l’état de la planète. Il n’y a pas lieu de se faire d’illusions. Devant l’étendue de la crise sanitaire et l’impréparation des gouvernements, tous les responsables politiques (libéraux ou assimilés) ont dû — provisoirement — abjurer leurs paradigmes idéologiques et économiques, forcés qu’ils étaient de faire appel à cet Etat qu’ils s’étaient évertués durant des décennies à affaiblir et à vilipender. Et, à présent, les mêmes nous assurent que « rien ne sera plus comme avant. »

Le précédent de 2008

Bien entendu, rien n’est moins sûr. D’abord parce que le précédent de la crise financière de 2008 nous a démontré que les mêmes promesses déjà solennellement prononcées, n’engageaient que celles et ceux qui y croyaient. Déjà alors, c’est l’Etat qui avait sauvé les banques spéculatives afin que celles-ci puissent reprendre ensuite leurs activités sans rendre de comptes. L’argent public avait empêché la faillite d’un secteur privé qui se contenta d’encaisser les subsides pour mieux octroyer de nouveaux dividendes. En Belgique l’exemple de Belfius, notamment, reste en travers de la gorge. Il s’en était suivi une politique d’austérité encore plus sévère sous la conduite d’un ultra libéralisme non seulement exonéré de ses responsabilités, mais encore renforcé. Ensuite parce que déjà, on voit poindre des tentatives de réhabilitation des vertus du marché (dont on a vu l’efficacité dans la fourniture du matériel indispensable à la lutte contre le coronavirus…). Le tout sur le ton d’une expression qu’en leur temps mes vieux camarades communistes usaient jusqu’à la corde : « il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain »… Des discours émergent parfois avec brutalité — comme ceux de la FEB chez nous ou du MEDEF en France — pour culpabiliser les travailleurs. euses ou pour assurer que la crise devra « fatalement » être payée « par tous/toutes ». Des appels circulent pour appeler à combattre « l’illusion d’un tout à l’État » et vanter les mérités d’un libéralisme qui certes doit être corrigé, mais qui, pour reprendre une autre formule historique, demeure « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres ». En dépit de sa faillite, le retour d’une politique d’austérité sans doute encore plus drastique pointe déjà à l’horizon. Le combat sera dur et difficile.

Une répétition générale

On risque de manquer une autre occasion majeure. La lutte contre la crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales devrait — aurait dû — permettre un combat parallèle pour la construction d’un monde écologiquement et socialement plus responsable. Le climatologue Édouard Bard souligne un autre aspect de la liaison entre les épidémies et les désordres environnementaux. L’épidémie en cours, écrit Bard, « donne à réfléchir aux climatologues, car elle préfigure en accéléré la propagation du réchauffement mondial prévu pour les prochaines décennies. La crise provoquée par le coronavirus est en quelque sorte une répétition générale, un crash test, pour les sociétés humaines. »[1] L’épidémiologiste Marius Gilbert ne disait rien d’autre à ce sujet : « L’impact sanitaire du changement climatique est bien plus important, en toute franchise, que celui du coronavirus. La menace est plus distante, mais elle est beaucoup plus importante. Or, pour le Covid, on n’a pas hésité à imposer le lockdown et arrêter toute l’économie. Si on comptait les morts liés au réchauffement climatique comme on est en train de le faire pour le Covid, on se rendrait compte qu’il est plus meurtrier. »[2]

Remise en cause ou restauration ?

Et pourtant, l’obsession du profit à court terme continue de régenter le monde. L’Europe dans ce domaine aussi[3] se caractérise par son omni-absence. Même le timide « Green Deal » porté par la présidente de la Commission Européenne est pris à partie par les lobbys industriels et par la plupart des États membres. L’industrie du plastique pousse le cynisme en faisant pression pour le rétablissement de ses produits à usage unique en détournant les raisons d’hygiène. L’Europe et les États membres dont la Belgique vont verser des centaines de milliards d’aides aux entreprises. Ni l’une ni les autres ne conditionnent ces aides au respect de normes sociales, fiscales et environnementales. Il y a là pourtant l’occasion unique d’une planification souple, pragmatique et non dogmatique qui serait très certainement soutenue par une majorité de nos populations. Voilà ce qui « ne serait plus comme avant ». Mais ni la Commission ni les 27 états membres et surtout leurs patronats respectifs ne veulent s’embarrasser d’aucune contrainte. Ils ne pensent qu’à retourner à leurs pratiques et leurs dividendes d’antan.

Sans doute la crise actuelle — comme toutes les crises au sens profond du terme — ouvre-t-elle une double perspective : celle d’une remise en cause fondamentale du système ou de sa restauration brutale. Tout dépendra du rapport de force qui se construira et de la capacité de mobilisation du mouvement social. La première initiative capable de donner naissance à ce mouvement le plus large possible sera le soutien qu’il faudra prioritairement accorder aux revendications incontournables des travailleuses et des travailleurs qui auront été en première ligne tout au long de cette crise et dont le statut a été depuis longtemps particulièrement méprisé par ceux que l’on appellera, pour résumer, les « possédants du pouvoir ». La construction d’un rapport de force peut partir de là…

 

Ce texte a été publié ce 3 mai 2020 en Carte Blanche sur le site du Vif.be

https://www.levif.be/actualite/international/la-pandemie-le-climat-le-capitalisme-et-l-europe/article-opinion-1284367.html

 

[1] Édouard Bard, « La pandémie du Covid-19 préfigure en accéléré la propagation du réchauffement climatique », Le Monde du 4 avril 2020.

[2] Le Soir du 18 avril 2020

[3] Déjà, l’absence totale de politique européenne cohérente pour la mutualisation des dettes pourrait conduire, outre à une situation dramatique pour les pays les plus exposés, à une crise fatale de la zone euro.

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2 réponses à La pandémie, le climat, le capitalisme et l’Europe

  1. Article intéressante. Juste une note: le gouvernement de gauche danois a décidé de ne pas donner de l’aide aux sociétés qui se cachent dans les paradis fiscaux. C’est le moindre qu’on peut faire.

  2. Hugues Le Paige dit :

    Nous avons reçu ce commentaire de Ghislain Robyn :
    H. Le Paige a bien vu que dans le prolongement de la pandémie vient le changement climatique avec un impact 10 fois plus fort.
    Pour faire face à des crises le capitalisme est totalement débile car il y a le coté collectif de la crise que le marché ne peut pas contrôler. Non seulement débile mais débilitant. En temps normal le marché s’ingénie à débiliter l’Etat qui est l’entité qui doit affronter la crise en sa qualité de gardien du collectif. Donc, remplacer le capitalisme dit Le Paige. C’est juste, mais comment s’y prendrait-il?
    En attendant sa réponse, on peut sans doute commencer par des fragments de réalité qu’on aménagerait à grande louche pour les préparer à s’intégrer dans le régime post-capitaliste, si jamais il devait advenir.
    On peut en toute confiance s’attendre à des crises virales successives. Il nous faut donc un nouveau système de santé. Celui que nous avons ne fera pas l’affaire, cela vient d’être démontré. Le nouveau système de santé devra être solidaire. Pas pcq ce serait plus chouette et tiendrait mieux au chaud. Mais pcq le problème étant collectif la solution devra reposer sur un gigantesque basculement vers une médecine basée sur le big data. Qui dit investissement technologique massif dit partage des risques. Les risques ne se partagent pas en égalité mais en solidarité. En attendant le remplacement du capitalisme il faudra un Etat rassemblant assez de ressources pour investir dans un système capable de mettre les crises au tapis. Ce genre de bien collectif ne peut être financé que par l’impôt progressif capable d’aller chercher l’argent partout où il se cache. Avec les ressources il faudra que les informaticiens mettent en place un système d’informations regroupant toutes les données de santé que nous n’arrêtons pas de produire dans toutes les dimensions de nos existences depuis la montre connectée, le téléphone, les achats, les menus, les thermomètres électroniques, la domotique, jusqu’aux examens médicaux routiniers ou casuels. De leur côté les biologistes moléculaires et les neurobiologistes devront rechercher tout ce qu’il y a à savoir du côté de notre fonctionnement vital. Dans la présente crise on a vu que les médecins ne servent à peu près à rien. Bien sûr ils assurent le contact humain avec un héroïsme incalculable, ils font tout ce qu’ils peuvent mais ne savent que faire, il leur faut plus de technologie, se contentant du royaume du bon sens là ou la science et la technique occuperont le domaine de la connaissance. Pour arriver à cela il faudra une nouvelle éducation, des nouvelles rémunérations, de nouveaux statuts sociaux.
    Espérons qu’il se trouvera un parti capable de formuler un programme de ce genre et de le faire voter par une majorité démocratique appuyée sur l’expérience qu’on vient de faire et qui nous tient encore tout humide d’émotion.

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