La normalisation Le Pen et la tentation de l’abstention

Le duel d’images que se sont livrés, ce mercredi à Amiens, Le Pen et Macron continuera certainement à alimenter le débat sur le choix du second tour. Peu importe, hélas, le sort des travailleurs de Whirpool qui ont essentiellement servi de décor à l’affrontement. La suite de la campagne risque de ne pas être d’un niveau supérieur. Marine Le Pen surfe sans vergogne sur les apparentes convergences sémantiques et parfois programmatiques (l’Europe, l’oligarchie, la souveraineté, etc.) pour tenter grossièrement d’attirer à elle des électeurs « insoumis ».

Certains – une minorité- la rejoindront. C’est logique : un des grands mérites de la campagne de Mélenchon est d’avoir récupéré des électeurs désespérés qui, faute d’alternative, s’étaient perdus à l’extrême-droite (et dans l’abstention ou le rejet pur et simple de la politique). Mais il fallait nécessairement un temps long pour les ancrer dans une autre vision du monde. Certains, pour qui « l’antisystème », quelle que soit sa valence idéologique, prime sur tout le reste pourront aussi céder à cet appel lepéniste. Il y a aussi ceux qui, par petits calculs politiciens aberrants, pensent que Le Pen n’est pas dangereuse parce que, disent-ils, elle n’aura pas de majorité parlementaire. D’autres enfin, révulsés, par la caricature du social libéralisme que représente Macron, pourraient être tentés par la vieille fibre sociale (à préférence nationale uniquement) et étatique qui fait aussi partie de l’histoire de l’extrême droite. Impossible de quantifier cet apport potentiel à la candidate du FN. Même si l’on sait que la grande majorité des électeurs Insoumis voteront blanc ou Macron ou choisiront l’abstention. Mais ce n’est sans doute pas là l’essentiel.

Le fait qu’un nombre important d’électeurs de gauche (ou du mouvement populaire) estiment qu’il n’y a pas de différences entre les deux candidats, qu’une grande partie d’entre eux s’alignent sur le « ni, ni » en dit long sur la victoire totale de la « normalisation Le Pen ». Les questions du fondement idéologique de l’extrême droite, de la négation absolue des valeurs d’égalité, de l’exclusion théorisée, du racisme assumé ne jouent plus… La tactique ou la colère électorale l’emportent sur les valeurs. Au-delà de la crise socioéconomique, le capitalisme financier a enfanté une crise de la politique sans précédent. Le premier drame réside dans cette victoire terrifiante du Front National de Marine Le Pen. Depuis des lustres, chaque année, Le Monde publie un sondage qui indique que les Français adhèrent un peu plus aux « valeurs » du FN. Les intellectuels de l’extrême droite – il y en a peu, mais il y en a – ont lu Gramsci : ils savent ce qu’est l’hégémonie culturelle.

Le risque, même minime d’une victoire de l’extrême droite ou, plus probable, l’importance d’un score qui conditionnerait le prochain quinquennat ne semble plus vraiment être au premier rang des préoccupations. C’est devenu un rapport de force comme un autre. Il fallait, hier soir sur France 2, un homme de droite comme Xavier Bertrand, pour tenir avec force le discours de l’indignation et du refus absolu de l’extrême droite. Sentiment étrange. Question de culture politique, de mémoire ou de génération ? Peut-être.

Les dirigeants de la France Insoumise ne pouvaient pas appeler dimanche soir à voter Macron (même ceux qui, éventuellement, le feront dans le secret de l’isoloir). C’est compréhensible. Quand, face au monde des inégalités criantes et croissantes, on incarne avec autant de succès, la colère populaire d’une gauche orpheline, on ne peut décemment et politiquement appeler aussi directement à voter pour le candidat du social libéralisme afin de faire barrage à l’extrême droite. Et, en soi, le vote blanc ou nul a sa légitimité.
Le « tous contre Le Pen » ne suffit plus. Le combat contre le FN suppose une alternative crédible à l’ultra libéralisme. Restent une incompréhension et des obligations. La première est l’attitude de Mélenchon qui ne nous livrera pas son choix politique qui n’est pourtant en rien l’obligation d’une consigne. Quand on a aussi brillamment représenté et personnalisé (parfois même à outrance) la force d’un tel mouvement populaire, on a quelques devoirs.

Mais puisque Mélenchon a décidé de rester muet, il appartenait donc aux animateurs et aux militants de la France Insoumise d’organiser la bataille contre l’extrême droite. Ils auront aussi à dire, eux, ce qu’ils entendent faire de leur victoire au-delà de la présidentielle. Ils ont réussi à forger le socle d’une recomposition de la gauche (même s’ils n’en admettent plus le mot). Dans l’immédiat, elle passe par le combat des législatives : sans un accord entre tous ceux qui à gauche entendent construire une alternative au social libéralisme, condition indispensable à la lutte contre l’extrême droite, cette recomposition risque d’être compromise. La déception et la défaite seraient, alors, une nouvelle fois au rendez-vous.


Pour mieux comprendre l’histoire, le contexte et l’actualité de la campagne présidentielle, il faut lire le numéro spécial France de Politique : http://politique.eu.org/skeleton/nu…

Ce contenu a été publié dans Blog. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.