Italie : une tactique par défaut

Tout — ou presque tout a été dit — sur l’hallucinante séance du Sénat italien de ce 20 août 2019 qui restera dans les annales parlementaires. Il faut pourtant revenir sur ces images car elles sont autant de signes de la nature et de la profondeur de la crise d’un système.

Jamais dans l’histoire de la République italienne, le parlement n’avait connu une scène d’une telle violence à la fois contenue et explosive. Sous les lambris du Palazzo Madama — le Sénat —, habitué à des échanges plus policés, un Premier ministre a traité son ministre de l’intérieur et vice premier comme aucun de ses adversaires n’avait osé le faire jusque là. Incompétence, absence de loyauté, abus des symboles religieux ( au moment même où Matteo Salvini sortait de sa poche un crucifix qu’il baisait), manque de culture constitutionnelle, autoritarisme, danger pour la démocratie : tout y est passé. Il fallait suivre l’intégralité de cette séance parlementaire hors du commun pour mesurer la virulence des propos prononcés sur un ton presque aimable par Giuseppe Conte à l’adresse de Matteo Salvini. La proximité physique des deux hommes assis côte à côte, la main de Conte sur l’épaule de ce « Cher Matteo » accompagnait un réquisitoire qui était une mise à mort. On sentait là le poids de l’épreuve que le Premier ministre avait endurée durant 14 mois, coincé entre les deux leaders de La Lega et des Cinque Stelle qui le tenaient pour un homme de paille. L’histoire retiendra que Conte est devenu Président du Conseil le jour de sa démission…

« Que ne l’avez-vous dit plus tôt » lui ont rétorqué l’opposition et Salvini lui-même. En effet, l’admonestation avait du panache, mais elle souffrait de son retard. Elle permet sans doute au Premier ministre de se positionner pour un éventuel nouveau mandat. Après avoir encaissé dur, le « Capitaine » a quitté le banc du gouvernement pour répondre de sa place dans l’Assemblée. Tout était dit et Salvini reprenait les accents de la campagne électorale qu’il espère pouvoir mener au plus vite. Chacun dans son rôle. Renzi rejouait le sien, celui de sauveur de la Nation, faisant la leçon aux uns et autres sans jamais remettre en cause sa propre politique largement responsable de la situation politique actuelle. Mais, pour lui, l’important était d’être à nouveau au centre du débat. Contrôlant toujours ses groupes parlementaires il apparaît comme la voix du PD au détriment de son secrétaire général, Nicola Zingaretti. Une fois actée la fin de l’improbable coalition Lega/5S, le Président de la République, Sergio Mattarella a entamé ses consultations. Tandis qu’un dialogue s’instaure entre le PD et les Cinque Stelle, le mouvement de Di Maio semble prêt a faire beaucoup de concessions pour éviter des élections anticipées. Le PD de Zingaretti ( qui s’était d’abord prononcé pour un scrutin immédiat) a mis sur la table des conditions qui se veulent une rupture nette avec la politique menée par le gouvernement démissionnaire et cela, dans un cadre « européiste ». Mais la crise de gouvernement se double d’une crise du PD certes plus discrète, mais non moins cruciale. L’issue de l’affrontement Zingaretti-Renzi demeure indécise. S’il a dit ne pas vouloir faire partie d’un prochain exécutif, le Florentin entend toujours dicter sa loi et la scission dont il menace le PD pour créer un nouveau parti du centre reste présente dans tous les esprits.

Dans cette confusion générale, trois scénarios sont possibles : des élections anticipées, un gouvernement 5S/PD transitoire ou, avec les mêmes, un gouvernement de législature. Dans l’imbroglio actuel, et en dépit de déclarations parfois fracassantes, chacun des acteurs envisage au moins deux de ces solutions. La tactique est reine : grandes manœuvres et petits calculs sont à l’œuvre. On n’aperçoit ni projet ni véritable alternative politique cohérente. Certes, un « Tout sauf Salvini » épargnerait à l’Italie un gouvernement autoritaire, souverainiste et raciste, mais à moyen terme la manœuvre risque d’être profitable à la Lega. La campagne d’une prochaine consultation dominée par la dénonciation des « politiques-qui-sont-accrochés — à leur pouvoir » pourrait avoir des effets encore plus dévastateurs. Empêcher une consultation qui promet la victoire à l’extrême droite est sans douter éviter le pire, mais ce n’est pas une victoire politique. Et cette tactique par défaut témoigne surtout de l’impuissance de la gauche et du centre, incapables de contrecarrer l’hégémonie politico-culturelle de la Lega. Elle marque cruellement l’absence de projet et d’alternative politiques. La crise que vit l’Italie, et qui aura des conséquences dans toute l’Europe, est un véritable drame politique, culturel et social.

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3 réponses à Italie : une tactique par défaut

  1. Luc Karkan dit :

    Au lendemain (12/8) de ton premier article (11/8) sur la crise politique en Italie « Les pleins pouvoirs de Salvini », j’avais posté un commentaire qui n’allait pas dans le sens de ta thèse selon laquelle Salvini avait toutes les cartes en mains en faisant éclater la crise au sein du gouvernement afin d’anticiper un retour aux urnes qui lui serait profitable. Jeprécisais au contraire qu’il me semblait que Salvini était loin d’avoir toutes les cartes en mains dans la stratégie qu’il poursuivait. Ce court commentaire n’a pas été publié. Je n’en connais pas les raisons. Aujourd’hui, au fil des événements aux multiples rebondissements de cette crise politique importante pour l’Italie, il s’avère que Salvini ne contrôle plus rien de ce qu’il a enclenché il y a plus de 2 semaines et que sa stratégie pourrait même fort probablement être réduite à néant avec le risque aussi de se retrouver dans l’opposition pour une période d’au moins 2 ans. On est donc loin « des pleins pouvoirs de Salvini »

    1. Hugues LE PAIGE dit :

      Je ne sais pas pourquoi ta première réaction n’ a pas été publiée. Mais rassures-toi, il ne s’agit pas d’une censure quelconque. Sans doute ton message a-t-il été égaré dans les spams ( comme c’est souvent le cas).. Mais voilà l’erreur réparée. Sur le fond, en effet, Salvini a été vaincu « tactiquement » – et légitimement- mais politiquement à termes, c’est une autre chose. Le M5S et le PD ( je parlais à ce propos d’une tactique par défaut dans mon dernier papier) ont réussi a éviter des élections mais à quel prix. On voit mal quelle politique commune et alternative peut être réellement mise en place par cet attelage. D’autant que Di Maio revendique l’action passée avec la Lega. On peut craindre que s’il y a bien accord – ce n’est pas encore acquis- il fera long feu. Comme le souligne ce matin Ezio Mauro dans La Repubblica, cet accord n’est porteur d’aucun projet commun. Le risque est grand, en cas de nouvelle crise, que Salvini engrange encore plus de voix. Alors, oui, il n’avait pas « toutes les cartes en mains » mais en dépit de sa défaite provisoire, il en détient encore de nombreuses. Le drame dans toute cette crise et qu’elle n’ a pas d’issue véritablement satisfaisante. Le centre( gauche) n’est pas véritablement en mesure ni politiquement, ni idéologiquement de convaincre les classes populaires dont une grande partie s’est rallié à la Lega. Je reviendrai sur tout cela en détails dans les prochains papiers. Enfin en ce qui concerne la demande des  » pleins pouvoirs », je commentais l’événement que cela représentait dans l’histoire de la république italienne, je n’affirmais pas qu’il les obtiendrait. Merci de ton attention.

  2. Di Mattia Michel dit :

    Avec quelques jours de recul, et peut-être à quelques encablures d’un possible ou probable nouveau gouvernement, les épisodes de la crise semblent sortis d’une fiction de l’été ou d’un scénario netflix ayant égrainé son lot de rebondissements: de la trahison estivale à la contre-trahison, la tentative avortée de retour, le nouveau partenaire…Le décalage entre la classe politique et la société n’a jamais été aussi béant, la première servant à la « divertir » la seconde à défaut de convaincre réellement.
    De ce point de vue, le M5S joue son rôle (cathartique?) de défiance institutionnelle mais sans remise en cause ni réforme structurelle effectives.
    Dans les semaines qui ont précédé, il est à relever au plan européen que le M5S a même contribué à faire élire Ursula Von der Leyen…Prodi ne s’en est-il pas rappelé en invoquant une coalition « Orsola » intégrant Berlusconi au PD et au M5S? Le virage pro-européen et centriste du mouvement sera sans doute assuré par un éventuel Conte-bis, lequel aura réussi le tour de force d’avoir dirigé un exécutif avec la droite réactionnaire et de poursuivre avec le centre-gauche.
    Par ailleurs, l’évolution de la Ligue a aussi été notable ces derniers mois, pas seulement en termes d’intention de votes, mais aussi quant à son caractère devenu « national » (renforcé de manière opportuniste par une communication anti-migratoire). C’est aussi sa fragilité. Il n’est pas du tout certain de ce point de vue du caractère durable de son hégémonie culturelle, sa vocation première -et à laquelle elle retournera- est celle d’une Lega Nord par essence réactionnaire (bien plus que réellement identitaire), axée fondamentalement sur les questions socio-économiques. Elle s’apprêtait d’ailleurs à revendiquer un point majeur, le renforcement de l’autonomie fiscale pour ses bastions du Nord et du Nord-est. Si cette hypothèse trouve à se confirmer, une réorganisation de la droite se profile à terme sans forcément d’hégémonie léghiste.
    Quant au nouvel exécutif, il pèsera inévitablement sur sa longévité l’hypothèque de Renzi et de ses adeptes blairistes (ou craxiens) du sociallibéralisme, même si l’apport des 14 sénateurs de la gauche (de « Libres et égaux ») pourrait arithmétiquement en retarder l’échéance. Après tout, Bersani avait déjà tendu la main au M5S, qui avait contribué lors des législatives de 2013 à rendre non-opérationnelle sa victoire relative .
    Là aussi se profile sans doute à terme, une refondation/recomposition de la gauche, notamment au regard du le profil « progressiste » d’une part significative des électeurs du M5S, et surtout, à une échéance bien plus proche, une consolidation d’un nouveau centre (« de type macronien »), dont fera certainement partie une personnalité « naissante » comme celle de Conte.

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