L’issue des dernières élections régionales illustre peut-être la plus grave crise de la représentation politique en Italie depuis les années 90. Alors les partis de masse — et les autres — avaient disparu corps et bien. En 1991, le Parti Communiste Italien (le plus puissant d’Europe occidentale) confronté à des impasses stratégiques face à la montée de l’ultralibéralisme décidait de s’autodissoudre. En 1992, l’opération « Mani pulite (mais propres) menée par les juges milanais balayait la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste, ainsi que les autres petits partis “laïcs”, tous rongés par les scandales financiers et la corruption. Ce qui permettait à Silvio Berlusconi d’apparaitre comme l’homme du renouveau et de dominer l’Italie pendant près de 20 ans.
Aujourd’hui la crise de la représentation est d’une autre nature, mais elle est tout aussi profonde. En 1970, lors des premières élections régionales en Italie, la participation dans le Latium s’élevait à 92 % contre 37 % aujourd’hui et en Lombardie la participation n’a rassemblé que 42 % des électeurs contre 96 en 1970. Certes, en un demi-siècle beaucoup d’eau a coulé sous le pont de la régionalisation avec ses succès indéniables quand les administrateurs locaux se sont mis à l’écoute des besoins de la population, mais aussi avec son cortège de scandales divers et une gestion trop souvent opaque qui protégeait des partis soucieux de leur seul intérêt. La question de la régionalisation est aujourd’hui fondamentale non seulement en raison des pouvoirs (et des budgets) dont elle jouit déjà, notamment en matière de santé et d’enseignement, mais aussi parce que sous la pression de la Lega, le gouvernement Meloni a adopté un projet dit ‘d’autonomie différenciée’ qui aura pour conséquence de creuser les inégalités entre les régions au détriment du Sud du pays. Le danger est majeur même si le parcours législatif et constitutionnel s’étalera encore sur de nombreuses années.
L’abstention record indique que les électeurs ne sont pas vraiment mobilisés sur ces questions. Et les bilans sanitaires de la pandémie n’ont pas plus influencé le cours des votes. En Lombardie, le gouverneur Attlio Fontana (Lega) a été réélu sans difficulté alors que sa gestion du Covid a été catastrophique[1] notamment en raison de privatisations qui ont désorganisé les soins de santé dans la région la plus riche d’Italie. À l’inverse dans le Latium, l’assesseur à la santé, Alessio D’Amato , candidat du PD pouvait se prévaloir d’un excellent bilan sanitaire. Il a été battu et de loin par le candidat des Fratelli d’Italia qui promet déjà son lot de privatisations. Certes, les résultats de ces deux scrutins régionaux sont incontestables : victoire de la droite et de l’extrême-droite, défaite du centre gauche (PD), des Cinque Stelle, des centristes du Terzo Polo (Calenda-Renzi) et inexistence de la gauche (1 % pour l’Unione Popolare).
Mais derrière les chiffres en pourcentages (plus de 50 % pour les deux candidats d’extrême-droite) se cache une autre réalité : celle d’une profonde anémie politique. Sur base de sa victoire, Giorgia Meloni revendique un appui confirmé à son gouvernement. Bulletin à relativiser, car derrière l’abstention on découvre que son parti, les Fratelli’d’Italia, a perdu 1 400 000 voix en cinq mois. En Lombardie, cela représente 50 % de voix en moins qu’aux législatives. La liste de centre gauche enregistre la même perte, les centristes du Terzo Polo moins 54 %. Dans le Latium, les pertes en voix sont du même ordre : les centristes (de 226 000 à 150.000) et les Cinque Stelle (de 406 000 à 275.00 — 67 % !) sont les plus grands perdants. Tous n’en meurent pas, mais tous sont — sérieusement — atteints par la désaffection citoyenne. L’abstention massive a donc pour effet de relativiser les résultats, mais c’est bien toujours le centre gauche qui souffre le plus de la très faible participation. Le PD et les Cinque Stelle paient le prix de leur division et de leur concurrence destructrice pour le leadership progressiste. Aujourd’hui le vote PD pour faire barrage à l’extrême-droite ne ‘passe’ plus. Son incapacité à sortir du social-libéralisme et à se donner une nouvelle identité en dépit de congrès et autres primaires destinées à désigner une nouvelle direction l’empêche d’offrir une alternative crédible. Depuis au moins deux décennies, le choix de divers gouvernements techniques (toujours soutenus par le même PD) a contribué à la déresponsabilisation politique. Les crises multiples ont contribué au succès des extrêmes droites qui, selon un schéma désormais classique en Europe, semblaient mieux prendre en compte le désarroi des couches les plus faibles de la population. Et alors qu’en France, en Grande-Bretagne, en Espagne et aussi en Belgique des mouvements populaires soutenus ou initiés par les syndicats refusent les politiques qui creusent les inégalités et organisent la pauvreté, en Italie rien de tout cela. L’anémie politique est aussi sociale. Le reflux et le repli s’expriment dans l’abstention qui traduit, pour le moment en tous cas, une sorte de résignation pessimiste.
MercataleV.P.,16 février 2023
[1] On se souvient des convois funèbres de camions militaires qui à Bergame, de nuit, quasi clandestinement, transportaient les cercueils de centaines de victimes du Covid (mars 2020)
Tutto vero, caro Hugues. Situazione senza speranza.
Mario
Merci pour ce billet qui illustre l’actualité de la crise de la représentation politique en Italie. Un fossé aux proportions telles qu’il peut paraître insurmontable, et qui suscite effectivement toujours plus d’anomie de la part des citoyens.
Il y a eu pourtant à cette tendance de fonds un contre-exemple récent, loin d’être anodin. Je fais référence au second tour des élections régionales en Emilie-Romagne en janvier 2020, avec une participation doublée par rapport au premier tour pour atteindre environ 70% et permettre finalement au pôle de gauche de l’emporter.
Il est vrai que le péril léghiste n’avait jamais été aussi réel que lors de ce scrutin dans cette région de tradition et de culture profondément « rosse ». Ce sursaut citoyen avait été porté à l’époque par une mobilisation populaire attachée à son modèle émilien et qui avait dépassé (très) largement tant Bonaccini (le gouverneur démocrate finalement réélu) que les « sardines » (mouvement antifasciste et anti-Salvini, qui pointait notamment le « décret sécurité » de ce dernier lors du gouvernement Conte I contre l’accueil des migrants).
En dehors de cet exemple, il ne s’agit plus désormais de défiance à l’égard de la représentation politique mais bien d’une indifférence profonde. La participation anémique à ces deux dernières élections régionales illustre une désaffection, qui est peut-être aussi le reflet populaire de l’indifférence et de l’impuissance que la classe politique (autocentrée) manifeste à son égard. Car les impasses sociales du pays réel sont aussi nombreuses que particulièrement préoccupantes, il faut dire que l’Italie a réussi le tour de force –unique en Europe occidentale- à faire régresser au cours de ces vingt-cinq dernières années sa moyenne salariale de 2,3% !
Cette résignation voilée d’indifférence vis-à-vis du système politique s’accompagne d’une représentation syndicale certes forte (surtout pour les travailleurs) mais aux rapports de force tronqués depuis le démantèlement de la « Scala mobile » au milieu des années 80, accentués par ailleurs par les récents Job Acts et la disparition de l’article 18 (du moins de ce qu’il restait de la protection contre les licenciements abusifs).
Alors bien entendu la disparition des partis de masse a joué un rôle mais j’ai peine à croire qu’elle en soit le seul catalyseur. Ces dernières décennies ont surtout été marquées par une renonciation de la classe politique vis-à-vis des enjeux stratégiques du pays confronté non seulement à une désindustrialisation massive mais aussi une fragilité toujours plus marquée de ses secteurs porteurs et jadis florissants.
Merci pour cette contribution dont je partage l’essentiel