Giulio Andreotti avait été baptisé « l’inoxydable », lui qui avait été de presque tous les gouvernements italiens durant 30 ans, son compère Amintore Fanfani était surnommé « il riecolo » (« le revoici ») tant il était difficile de l’écarter du pouvoir, mais les deux démocrates-chrétiens, en dépit des turpitudes de leur parti, étaient considérés comme des hommes politiques non sans qualité. Avec le retour — sans doute — gagnant de Berlusconi sur la scène politique, on est dans un autre registre. Et les observateurs les plus fins de la vie publique transalpine éprouvent de vraies difficultés — et pour certains une réelle souffrance — à expliquer la résurrection du « caïman ». Rappelez-vous : en 2011, Berlusconi était pratiquement chassé du pouvoir par l’Europe entière, laissant derrière lui un pays exsangue. En 2013, l’homme qui avait fait adopter une foule de lois « ad personam » pour se protéger des poursuites et de la prison était finalement condamné pour fraude fiscale. Réduit à l’inégibilité, celui qui a gouverné l’Italie durant 9 ans est alors expulsé du Sénat. Quelques opérations cardiaques et esthétiques plus tard, à 81 ans, le plus botoxé des dirigeants politiques de la planète est de retour sous la casaque la plus inimaginable : celle du père de la nation. Il se présente comme le meilleur rempart contre les Cinque Stelle et le garant démocratique d’une alliance qui ne l’est pas et qu’il a lui-même formée avec la Lega de Salvini, passée sans coup férir du fédéralisme radical à une extrême droite raciste flirtant avec les néonazis.
Gagnant sur tous les tableaux, voilà l’homme aux mille casseroles adoubé par Merkel, Juncker et tout le PPE comme le phare de la résistance européenne. Ce qui en dit long sur toute cette compagnie. En cas de victoire de sa coalition — et de son parti au sein de celle-ci — Berlusconi gouvernera par procuration et par la voix de son fidèle Antonio Tajani[1], actuel président du parlement européen. En 2008 le centre gauche en crise avait quitté le pouvoir sans pouvoir ni vouloir réellement adopter une loi sur les conflits d’intérêts, permettant ainsi à Berlusconi de gérer l’état au profit de ses propres affaires. La question est encore plus cruciale aujourd’hui : l’empire médiatique et les participations bancaires du Cavaliere sont plus que jamais au centre de décisions politiques que devra prendre le futur gouvernement.
Tout ceci n’explique pas le succès promis à notre « Reicolo » contemporain. La désolation et la pauvreté du paysage politique y contribuent certainement. La peur face à la crise généralisée, la peur de l’autre cultivée par l’ensemble des partis traditionnels (y compris de centre gauche), l’impuissance et l’incapacité d’une gauche muette idéologiquement sont autant d’éléments pour tenter d’expliquer l’inexplicable. Mais peut-être faut-il aussi chercher ailleurs. Quand Berlusconi a été chassé du pouvoir, le berlusconisme façonné par 20 ans d’une offensive médiatique — qui n’a jamais cessé — est resté dans la tête d’une partie importante des Italiens. L’idéologie du « fare » (du faire) et de la réussite individuelle à tout prix ne s’est pas évaporée, d’autant qu’elle n’a pas trouvé de réelle résistance. Giorgio Gaber[2] — le grand auteur-compositeur aujourd’hui disparu — disait « je n’ai pas peur de Berlusconi lui-même, mais du Berlusconi qui est en moi »…
[1] Qui le 23 février dernier a bénéficié sur La première (RTBF) d’une véritable tribune de propagande personnelle.
[2] Comme le rappelait Massimo Giannini dans La Repubblica du 25 février 2018