Le journalisme selon Lacouture

À propos de « Les Impatients de l’Histoire », Grands journalistes français, De Théophraste Renaudot à Jean Daniel, Grasset, Paris, 2009 et de quelques autres ouvrages de Jean Lacouture.
(Egalement publié dans La Libre Belgique de ce 29 septembre 2009)

« Qu’est-ce qu’un journaliste ? » s’interroge Jean Lacouture dans « Les impatients de l’histoire » son dernier ouvrage où il nous offre quatorze mini biographies de grands journalistes français et dont le titre est déjà un début de réponse à la question posée. Mais Lacouture précise aussitôt : « C’est celui qui a consacré tout ou partie de sa vie professionnelle à considérer, refléter, magnifier, dénoncer ou ridiculiser[[ Il pose la question dans le chapitre qu’il consacre à « Daumier, l’éloquence de la pierre » et qui fut beaucoup plus qu’un caricaturiste célèbre et impitoyable pour les pouvoirs en place.]] – dans un délai très bref – la société où il vit. C’est l’interprète immédiat – et professionnel- de l’histoire qui se fait sous ses yeux. Ce n’est pas par hasard, bien sûr, ajoute Lacouture, qu’on a privilégié ainsi le regard (considérer, refléter) sur tout autre moyen d’appréhender et mesurer le temps qui va ». Cette primauté du regard personnel, subjectif, constitué comme il le dit lui-même « de mille et une choses que nous avons vécues dans le ventre de notre mère jusqu’au dernier livre lu » [[ Entretien avec Jean Lacouture dans le film documentaire « La position du biographe » que je lui ai consacré en 2000.,]] Jean Lacouture l’a toujours défendue dans sa vie de journaliste comme dans celle de biographe, les deux disciplines qui ont équitablement rempli sa vie durant plus d’un demi-siècle. Dans son parcours de journaliste de Combat au Nouvel Observateur ( auquel il lui arrive encore de collaborer) en passant par Le Monde comme dans son itinéraire de biographe de Malraux , De Gaulle ou Mendès France, Jean Lacouture s’est constamment interrogé sur la place – la position- du regard. Il a défendu [[Notamment dans ces ouvrages : « Un sang d ‘encre » , Stock,Paris, 1974, « Enquête sur l’auteur » Arléa, Paris, 1989, « Eloge du secret » (avec Hugues Le Paige), Labor, Bruxelles 2005 et « Le monde est mon métier »(avec Bernard Guetta), Grasset, Paris, 2007.]] une « certaine idée » du journalisme et exercé une critique sévère sur certaines pratiques du métier. Journaliste de l’anti-colonialisme, de l’Indochine à l’ Algérie, Lacouture revendique son engagement ( quitte à revenir sur ses erreurs). « Le journalisme pousse un cri, l’histoire a son propre chant dans lequel se situe le cri du journaliste – ce fortissimo dans le chant de l’histoire, qui ne va pas lui-même sans quelques couacs… », écrit Lacouture dans son « Enquête sur l’auteur » [[Op.cit, p.157 ]]

Des restrictions très sévères

S’il récuse le terme de « militant », l’engagement, lui, est assumé mais il n’empêche ni l’autocritique ni différentes restrictions parfois très sévères quant à l’exercice du journalisme. On pourrait dire qu’elles sont de trois ordres chez Lacouture. Il y a d’abord le droit – le devoir- de ne pas tout dire. « Il m’est arrivé, soit à propos de la guerre d’Indochine soit à propos de la guerre d’Algérie, de taire certaines choses parce je pensais qu’elles nuiraient trop gravement à ceux qui me paraissaient représenter le bon droit ou la bonne cause et qui étaient dépourvus des moyens de propagande qui leur auraient permis de contredire ma version », écrit Lacouture en 1974 dans « Un sang d’encre » [[ Op.cit, p.326]] mais il ajoutera quinze ans plus tard que « tenter d’écrire l’histoire instantanée entraîne beaucoup d’erreurs . C’est dans la correction de ces erreurs, dans la révision, que consiste l’exercice responsable de ce métier ». Et puis il interrogera souvent la légitimé du journaliste, en ajoutant: « comment, pourquoi, jusqu’où – donne-t-on à un homme sans mandat le moyen de modifier, par ses écrits, le cours des événements. » « Enquête sur l’auteur » [[op.cit., p219.]]. Responsabilité et légitimité constituent le deuxième ordre de restrictions dans le journalisme selon Lacouture. Le troisième ordre, peut-être plus radical ou, en tous cas, apparemment paradoxal pour un journaliste, est le « refus de tout dire, tout de suite, tout le temps ». Face à l’évolution du journalisme contemporain, des dérives médiatiques au nom de la transparence ou de l’investigation – de l’inquisition corrige Lacouture-, pour le journaliste-biographe « du fait de sa complexité, de sa mobilité, de sa cruauté, la vérité n’est pas propre à l’instantanéité, rarement à la totalité. L’une des composantes essentielles de la liberté humaine est le libre choix de ses dimensions, de sa mise en perspective, et du moment de son apparition. La vérité, concluait à ce propos Lacouture, et son usage, sont des libres conquêtes de l’homme. Le secret, un de ses droits. »[[« Eloge du secret », op.cit, p.124]]
Comment mieux dire ce principe fondamental qui va à l’encontre de ce qu’est trop souvent le journalisme actuel ?

La chair et l’esprit du journalisme lacouturien

Dans ses écrits sur le journalisme, Lacouture a tracé des limites, installé des balises et « crié » des restrictions. Mais c’est aussi, et peut-être encore mieux, le biographe qui nous rend au plus près la chair et l’esprit du journalisme lacouturien. C’est quand il se fait le biographe des journalistes, dans ses « Impatients de l’histoire » que l’on « sent » au mieux ce qu’il espère et attend du journalisme. Les réflexions critiques se transforment alors en aventure humaine et intellectuelle où les envolées gasconnes, les coups d’épée et de plume rendent au journalisme l’épaisseur et les contradictions de la vie. Dans ses « Impatients », le style flamboyant de l’écriture compte autant que l’histoire. En tous cas, elle se met à son service. On est convaincu par l’admiration critique et une certaine ironie affectueuse avec lesquelles il dépeint « Hubert Beuve Méry, le patron » (du Monde) ou séduit par la fraternité admirative qu’il porte à l’intelligence (journalistique, entre autre) de son ami Jean Daniel, le fondateur du Nouvel Observateur.
Mais sans nul doute le plus grand portrait est-il celui de François Mauriac (« le grand Je »), le maître du Bloc-Notes. On a beaucoup commenté ces milliers d’articles publiés dans le Figaro et l’ Express et qui comptent quelques morceaux de bravoure de la littérature journalistique. Lacouture nous offre en guise de rappel un extrait du Bloc-Notes du 2 novembre 1954, publié quelques heures seulement après le déclenchement des opérations du FLN, « peut-être son chef d’œuvre dans l’ordre du journalisme », note-t-il.
« … L’horreur de ce qui va se déchaîner doit être tout de suite adoucie par une offensive concertée contre les bas salaires, le chômage, l’ignorance, la misère et par les réformes de structure qu’appelle le peuple algérien. Et coûte que coûte, il faut empêcher la police de torturer », écrit François Mauriac ce 2 novembre 1954 qui marquera sans qu’on le sache encore le début de la guerre d’Algérie. Visionnaire, « foudroyant (…) En cent lignes, des années d’histoire à venir…» ajoute Lacouture. Modèle avoué de son biographe, Mauriac pratiquait lui aussi un journalisme d’engagement avec une certaine retenue mais accompagné, en, ce qui le concerne, d’une verve souvent empoisonnée…

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