L’annonce de la disparition de Claude Estier, le 10 mars dernier, à l’âge de 90 ans est passée rapidement entre les mailles d’une actualité velléitaire. Peut-être aussi parce que sa finesse d’analyse et son humour distant en faisait un personnage atypique dans une classe politique française souvent tapageuse. Et pourtant, Claude Estier a joué un rôle essentiel auprès de François Mitterrand qui lui devait quelques pièces essentielles de sa stratégie de conquête du pouvoir. Dès 1958, lorsqu’il devint L’Opposant à De Gaulle, et surtout à partir de la première campagne présidentielle de 1965 qui établit les bases de la future Union de la Gauche, condition sine qua non de la victoire ultérieure de 1981, Estier est aux côtés de Mitterrand dont il sera un fidèle et inébranlable compagnon en dépit de critiques qu’il n’hésitait pas à exprimer.
Entré dans la résistance à 17 ans, journaliste de vocation dès son plus jeune âge (Le Populaire, Le Progrès de Lyon, Libération – celui de la résistance fondé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie, compagnon de route du PCF –, L’Observateur, Le Monde, Le Nouvel Observateur, enfin L’Unité, l’hebdo du PS qu’il fonda), Claude Estier passa un moment par la SFIO dont il fut exclu dès 1948 pour avoir publié un titre vengeur « Jules Moch, assassin ! », à propos du ministre SFIO de l’Intérieur qui avait fait tirer les CRS sur les mineurs en grève. Pendant la guerre d’Algérie, Estier s’engage avec force aux côtés des combattants pour l’Indépendance. Malgré cette divergence fondamentale (qui sera sa seule opposition frontale avec le futur Président dont on connait le rôle qu’il joua dans ce conflit sous la IVe République), Estier rejoint donc Mitterrand en 1958.
Estier, Mitterrand et Joxe au Congrès d’Epinay en 1971
Il considère qu’il sera le seul à pouvoir véritablement s’opposer à de Gaulle et à refonder la gauche. Avec les Joxe, Mermaz, Dumas et autre Hernu, il fait partie des « Conventionnels », ce petit groupe de la Convention des Institutions Républicaines – déterminant dans la candidature et la campagne de Mitterrand en 1965 ainsi que lors du Congrès socialiste d’Epinay qui en 1971 permettra à François Mitterrand de devenir premier secrétaire d’un parti dont il n’était pas encore membre. Mais le rôle capital d’Estier sera, dès 1964, d’œuvrer discrètement et avec succès au rapprochement entre Mitterrand et le PCF afin d’abord de permettre la candidature de 1965 et ensuite de construire le Programme Commun et l’Union de la Gauche.
Comme corédacteur en chef du Libération de d’Astier, il entretient de bons rapports avec les Communistes. Mais comme Mitterrand il pense qu’il ne faut pas mener avec le PCF une confrontation idéologique mais un débat programmatique qui permettra in fine l’Union mais aussi et surtout aboutira à la prééminence du PS sur le PCF… Ce travail efficace en coulisse constituera un apport historique à l’histoire de la gauche française.
Estier, Mitterrand et Jospin en campagne (1974)
Ensuite, Estier restera un conseiller politique et stratégique très présent auprès de Mitterrand (et plus tard auprès de Lionel Jospin), tentant toujours, avec des succès divers- de maintenir le PS dans sa filiation de gauche.
Curieusement Estier ne sera jamais ministre mais achèvera sa carrière politique comme un très actif Président du groupe socialiste au Sénat. Mais cet homme affable qui pouvait se transformer en polémiste cinglant ne délaissera jamais la plume, demeurant à travers de nombreux ouvrages, le chroniqueur des campagnes présidentielles de Mitterrand et ensuite de Jospin. [[Voir sa bibliographie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Estier]]
Pour ceux qui s’en souviennent – et qui en avaient l’âge –, dans les années 70 et 80, Estier était un des piliers de « Vendredi Soir », l’émission hebdomadaire de France Inter où il croisait heureusement le fer et les mots avec le gaulliste Pierre Charpy, l’éditorialiste (de droite) de Sud-Ouest et historien de l’occupation, Henry Amouroux, le déjà bondissant Jean d’Ormesson et le brillant journaliste de L’ Huma, Roland Leroy.
« Vendredi Soir » était, en quelque sorte à la politique ce qu’est toujours « Le Masque et la Plume » à la culture. L’arène pétillante d’affrontements verbaux souvent virulents mais qui n’excluaient pas une estime réciproque et ironique.
Legislatives de 1973 Claude Estier commente les résullats pour la RTB-Radio
Souvenirs plus personnels, enfin, dans les années 70, Claude Estier était l’interlocuteur socialiste traditionnel de la radio de la RTB(F) : il nous recevait toujours volontiers dans son bureau de la Cité Malesherbes, (dans le IXe arrondissement) où le PS occupait désormais les locaux historiques la SFIO. Dans la défaite, comme dans la victoire, ses commentaires et analyses étaient directs et sans langue de bois. Plus tard, il sera un des témoins privilégiés de nos documentaires consacrés à François Mitterrand et à l’histoire de la gauche en France mais aussi celui qui nous permit d’accéder à de nombreuses autres sources.
[[1991 « FRANCOIS MITTERRANDLE POUVOIR DU TEMPS -LE TEMPS DU POUVOIR (avec Jean-François Bastin et Isabelle Christiaens) 2 x 55′ – Production RTBF-Philippe Dussart France- TSR-K2
1991 « FRANCOIS MITTERRAND ou LES FRAGMENTS D’UNE HISTOIRE DE LA GAUCHE EN FRANCE » 6 x 55′ – Production RTBF]]
Alors, Claude Estier mêlait avec brio le fruit de son parcours personnel et le souci journalistique de nous offrir la vision la plus complète de cette période désormais historique. Socialiste et homme de gauche – les deux qualités ne sont plus si souvent accolées – et journaliste engagé, Claude Estier l’est resté jusqu’au dernier jour.