Je n’ai rien écrit depuis le 22 mars…

Je n’ai pas su, je n’ai pas pu, je n’ai pas voulu écrire depuis le 22 mars. Les belles âmes militantes ont beau s’indigner de ce que les morts de Bruxelles semblent plus importants que ceux de Nairobi, de Bamako ou d’Alep, la proximité du souffle de l’horreur nous a évidemment assaillis avec une intensité à nulle autre pareille. Et puis, je n’ai rien écrit parce qu’il y avait « trop » : trop de certitudes, de simplismes, de clichés, d’a priori, d’amalgames, parfois trop de dénis ou d’abjections. Comment en était-on arrivé là ?

Quelques heures à peine après les attentats, à de rares exceptions près, les « experts » (en terrorisme, en multiculturalisme, en islam, en laïcité, et j’en passe) se rangeaient en deux camps qui niaient également la complexité de l’indicible. Pour les uns, c’était la faute au « terrain fertile » de l’exclusion sociale et des discriminations – qui sont évidemment une réalité première dont notre système capitaliste (nommons-le !) porte toute la responsabilité. Ici, la faiblesse ou la complaisance de la seule explication déterministe interrogeait. Pour les autres, c’était la faute à la démission de « nos » valeurs, à l’hégémonie d’un Islam dévoyé et maître d’un terrain abandonné. Là, les dérapages et les amalgames n’allaient pas manquer : ajoutant l’exclusion à la discrimination. Et bien entendu, la furia médiatique ajoutait aux clivages les plus caricaturaux.

Aujourd’hui, si l’on veut éviter l’approfondissement des fractures qui sont le véritable objectif des commanditaires de l’horreur, il y a une priorité absolue : manifester notre solidarité avec la communauté musulmane qui est la première victime du terrorisme et, ensemble, en affirmant ce qui nous unit et en ne niant pas ce qui nous différencie, faire front à ce triomphe de la mort.
Ensuite, il faut s’interroger sur les moyens de combattre un phénomène au moins aussi inquiétant et dangereux que le terrorisme lui-même. Si une poignée d’hommes et de femmes seront toujours prêts à franchir le pas de la violence totale, une frange minoritaire de jeunes dont on ne peut estimer l’importance exacte a sans doute fait preuve d’une complicité provocatrice ou d’une complaisance passive à l’égard des tueurs.
A travers l’histoire aucun terrorisme ne peut se développer sans cet « hinterland » plus ou moins protecteur. On connaît évidemment les solutions à longs termes : école, culture, travail. Mais, en attendant ? Comment casser cette solidarité de fait qui est, d’abord, le fruit du délabrement du tissu social. [[Je n’examinerai ici que les causes « endogènes » du terrorisme. Il est évident qu’au niveau international l’ensemble des interventions militaires occidentales sont à l’origine du développement du terrorisme islamiste. Et que ce sont les Etats-Unis dès la guerre d’Afghanistan contre les Soviétiques ont, les premiers, armé l’islamisme intégriste.]]

Enfin, il faut aussi s’interroger sur la nature exacte du terrorisme islamiste. Tous les terrorismes de l’histoire contemporaine ont des racines : nationalistes, idéologiques ou religieuses. Racines dévoyées, détournées, fanatisées – ou non –, expressions simplifiées à l’extrême d’une pensée radicale, comportements individuels et/ou collectifs parfois marqués par des déviances psychologiques mais aussi des origines très diverses (a priori quoi de commun entre un converti de fraiche date et un ancien braqueur « reconverti », sinon la découverte d’une foi absolue et suicidaire ?)

Au lendemain des attentats de Paris, Olivier Roy analysait « le djihadisme (comme une) une révolte générationnelle et nihiliste » [[Voir notamment son article du Monde du 30/11/2015]] , texte où, en résumé, il préfère évoquer un radicalisme islamisé qu’un islam radicalisé.
Si ces réflexions aident à comprendre une part importante du fonctionnement de ce terrorisme, on ne peut faire l’impasse sur sa composante religieuse. Pour mille et une raisons que l’on discutera à perte de vue et de connaissances, l’islam (comme jadis d’autres religions), sous des formes très diverses, a pris une dimension considérable (de recours, de substitution, d’affirmation identitaire, ou même, émancipatrice) pour une part importante des générations sacrifiées par un système qui n’a jamais conçu la population issue de l’immigration que comme une variable de sa domination économique. Et c’est aussi dans ce contexte-là qu’il faut tenter de comprendre ce que nous vivons.

Réfutant les explications univoques de la guerre des islamologues français (tout religieux contre tout social ou le combat Kepel/Roy, largement exporté chez nous) [[Voir l’’article de Jean Claude Guillebaud, « Guerre froide des islamologues » : http://teleobs.nouvelobs.com/polemique/20160331.OBS7505/la-guerre-froide-des-islamologues.html]], l’anthropologue Alain Bertho a publié un texte éclairant (« De la rage sans espoir au martyre : penser la complexité du jihadisme »)[[Libération 24/03/2015 : http://www.liberation.fr/debats/2016/03/24/de-la-rage-sans-espoir-au-martyre-penser-la-complexite-du-jihadisme_1441825]] qui parvient tout la fois à préciser et à élargir la problématique :
« Le monde entier est nu, écrit Bertho. La souffrance sociale est soumise à la brutalité symbolique que constitue la perte d’un horizon historique et d’une figure de l’avenir. Nous subissons tous les conséquences culturelles de l’épuisement de la politique moderne qui s’inscrivait dans une histoire et voyait dans l’Etat l’enjeu et l’instrument central de toute transformation collective. L’impuissance politique se double du spectacle mondial de la corruption des pouvoirs. La perte de crédibilité de la parole des gouvernements et, par extension, de toute parole d’autorité est destructrice de l’espace public comme « usage public de la raison », comme l’a caractérisé Habermas.
Lorsque la politique reflue, la religion afflue, ajoute-t-il. Partout, elle redonne un sens à la vie individuelle, comme au destin collectif. Avec la passion politique et l’espoir révolutionnaire, le besoin de transcendance a pu être momentanément assuré hors des Eglises. Aujourd’hui, ce besoin se reconfessionnalise dans des formes nouvelles ».

Ayant été l’un des premiers à évoquer « l’islamisation de la radicalité », Alain Bertho nuance le concept en y réintroduisant du religieux par rapport au développement qu’en a fait Olivier Roy : « Dire que la radicalité « s’islamise » ainsi, ce n’est sous-estimer ni cette passion religieuse, ni cette stratégie, ni son épaisseur historique, ajoute-t-il. C’est poser une hypothèse forte sur les conditions contemporaines de son succès dans une génération singulière, notamment en France. S’il nous faut connaître les logiques purement religieuses des assassins martyrs, il nous faut aussi comprendre où, pourquoi et comment des jeunes trouvent ainsi un sens à des rages sans espoir et sans transcendance. »

Chaque terrorisme et chaque terroriste se raccroche, à tort ou à raison, à une origine idéologique, nationaliste ou religieuse, disions-nous. Et le fait même qu’il s’en revendique oblige à prendre son propre critère en considération aussi loin, soit-il, de la réalité.
En 1978, dans le contexte totalement différent du terrorisme des Brigades Rouges qui s’affirmaient des « combattants pour le communisme », Rossana Rossanda, dirigeante du groupe puis du quotidien Il Manifesto [[Gauche du PCI exclue du parti en 1969]] avait choqué la gauche bien pensante. « La » Rossanda avait affirmé que les Brigades Rouges, naturellement condamnés et combattus par le PCI, faisaient pourtant « partie de l’album de famille ». « En vérité avait-elle écrit, tous ceux qui ont été communistes dans les années 50 reconnaissent le langage des BR. On a l’impression de feuilleter un album de famille : on y trouve tous les ingrédients des mensonges débités par Staline et Jdanov d’heureuse mémoire »[[Il Manifesto du 02/04/1978 : http://www.archivio900.it/it/articoli/art.aspx?id=4048]] .

Pour combattre le terrorisme, on ne peut faire l’impasse sur ses origines revendiquées. Naturellement, il s’agit, moins que jamais, de comparer des terrorismes de nature et d’époque aussi différents. Mais en sachant combien cette suggestion interrogative va paraitre polémique, aux uns, et pourra être instrumentalisée par d’autres, ne faut-il pas aussi aujourd’hui se poser la question : le terrorisme islamiste ne fait-il pas, lui aussi partie, d’un « album de famille » ?

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