Début mars 1981, sortant du Palais de l’Elysée, alors qu’il vient de se déclarer candidat à sa propre succession, Valery Giscard d’Estaing s’exclame devant un parterre de journalistes : « Je vais enfin respirer l’air du dehors »… Ce cri du cœur lancé par le « candidat-citoyen », comme le président s’est lui-même surnommé, traduit mieux que de longs discours combien ce septennat n’a pas été un long fleuve tranquille pour le « libéralisme avancé » de Giscard. Lors de son élection en 1974, le Président avait logiquement fait de Jacques Chirac, qui lui avait apporté le soutien des gaullistes (contre leur candidat officiel Chaban Delmas), son premier ministre.
Mais très vite la collaboration entre les deux hommes tourne à une rivalité exacerbée. Pour des raisons de politique intérieure – les gaullistes encore peu ou prou colbertistes n’apprécient pas la politique néolibérale du président – autant qu’extérieure – Jacques Chirac et ses amis finiront par dénoncer le risque « d’effacement et d’asservissement de la France » et même « le parti de l’ étranger » [[ Appel dit de Cochin lancé par Jacques Chirac le 3/10/1978, à la veille des premières élections européennes de 1979]] qui ne désigne personne d’autre que l’UDF, la formation « libérale, centriste et européenne » créée par Giscard. Pour des raisons politiques donc, mais aussi en raison d’antagonisme personnel, Il s’agit pour l’un comme pour l’autre d’affirmer sa primauté sur la droite.
La guerre des droites
Deux ans à peine après sa nomination à Matignon, le 25 août 1976, estimant « qu’il n’a pas les moyens de mener sa politique », Chirac annonce sa démission dans des termes virulents à l’égard du président. Quelques semaines plus tard, il franchit un pas supplémentaire dans la guerre des droites, en créant le RPR (Rassemblement pour la République), véritable machine de guerre gaulliste. Giscard rétorque en fondant sa propre formation, le Parti Républicain, qui s’associe au CDS (Centre Démocrate et Social) de Jean Lecanuet et aux Radicaux (de droite dits « Valoisiens ») de Jean-Jacques Servan Schreiber pour former l’UDF (Union pour la Démocratie Française).La droite est désormais coupée en deux partis de force à peu près équivalente (avec une légère domination du RPR). Elle va se déchirer. D’abord, en avril 1977 lors de la « bataille de Paris », celle des municipales dans la capitale, où Chirac, élu corrézien, va affronter et vaincre le candidat présidentiel, Michel d’Ornano. La Mairie de Paris deviendra la citadelle chiraquienne d’où partiront tous les assauts contre l’Elysée. Cette guerre des droites aura évidemment une influence déterminante sur l’issue de l’élection présidentielle.
Si VGE, comme on l’appelle, avait rencontré quelques indéniables succès dans les réformes sociétales (dépénalisation de l’avortement – avec le concours de l’opposition-, abaissement de la majorité civile et audacieuse instauration du collège unique dans l’enseignement), ce ne sera pas le cas dans le domaine économique et social. Le contexte n’est guère favorable. Le pouvoir doit affronter les conséquences du double choc pétrolier de 1973 et 1979, la dérégulation monétaire internationale et la montée généralisée de l’inflation.
En 1976, Raymond Barre succède à Jacques Chirac à Matignon. Le « meilleur économiste de France », comme l’a baptisé le président, va imposer sa potion libérale : augmentation des taux d’intérêt, restrictions budgétaires, austérité généralisée. Les conséquences ne se feront pas attendre : ralentissement de la croissance, baisse de la production industrielle, augmentation massive du chômage. Les mouvements sociaux se multiplient. La politique du professeur Barre va plomber le bilan du « candidat citoyen ». Sans compter les « affaires », notamment celle des « diamants de Bokassa », cadeau du dictateur centre africain et la dérive monarchique du giscardisme qui vont achever de lasser ou d’indigner l’opinion. Et puis, cela fait 23 ans que la droite est au pouvoir…
L’affrontement des gauches
La gauche n’est pas pour autant prête à affronter l’échéance présidentielle, même si les conditions de son accession à l’Elysée se mettent peu à peu en place. Il avait manqué 400.000 voix en 1974. Notamment, sans doute, parce que la prédominance du PCF était encore trop forte.
En moins de 4 ans et divers scrutins, le rapport de force va s’inverser et François Mitterrand aura atteint son objectif clairement annoncé dès la signature du programme commun en 1972 [[Voir sur le Blog-Notes : 1965-2017 Histoires de Présidentielles (3. 1974 L’affrontement prometteur)]] et le répétera sans fin. C’était ce qu’il nommait un de ses « points fixes » : dans un entretien qu’il nous accorde en 1990, il insiste encore et toujours : « Il n’y avait pas de gouvernement possible avec des communistes majoritaires à gauche. Les Français n’auraient pas accepté. Il fallait donc que le Parti Socialiste devienne la principale force de gauche avant de devenir la principale force du pays ». [[Entretien avec François Mitterrand réalisé (avec Jean François Bastin) le 2/10/1990 pour les films « François Mitterrand – Le Pouvoir du Temps-Le temps du Pouvoir (1991)]]
L’inversion des courbes se manifeste pour la première fois le 29 septembre 1974 lors de six législatives partielles. Dans cinq scrutins sur six, le PS progresse tandis que le PCF recule. Immédiatement, les communistes mettent en cause « la direction socialiste et son mot d’ordre de rééquilibrage des forces de gauche(…) qui comporte l’idée de réduire l’influence communiste » [[Voir Philippe Robrieux « Histoire intérieure du PC » Vol 3, 1972-1982, pp 215-217]]. Le tout accompagné d’une dénonciation des campagnes antisoviétiques et anticommunistes. Le PCF a compris qu’il est dans la nasse et que l’union profitera désormais aux socialistes. Lors des élections cantonales de septembre 1976, pour la première fois depuis 1945, le PS passe devant le PCF. Verdict confirmé lors des municipales d’avril 1977 qui voit une forte progression de la gauche désormais majoritaire en voix dans le pays. Désormais, les communistes n’auront de cesse de détricoter cette union de la gauche, préférant une « belle défaite, comme dit un de leurs dirigeants, à une victoire dominée par les socialistes aux législatives de 1978. En faisant de la surenchère sur le programme commun, le PC veut effrayer l’électeur modéré du PS ou du centre gauche. Objectif atteint pour le secrétaire général Georges Marchais. Mais, contre vents et marées, les socialistes décideront d’être unitaires pour deux et en 1981 l’histoire ne se répètera pas… [[Voir Hugues Le Paige, « Mitterrand 1965-1995, La continuité Paradoxale, Couleurs Livre, 2011 (réédition) pp93-95]]
La vindicte communiste était d’autant plus vive (et, en ce cas, la crainte pas injustifiée) qu’en octobre 1974, lors des « Assises pour le socialisme », Michel Rocard, une partie du PSU et des militants de la CFDT entrent au PS. La « deuxième gauche » autogestionnaire, décentralisatrice et antiétatique (mais aussi largement anti-communiste) va s’en prendre à l’union de la gauche et au programme commun. Les communistes avaient donc quelques raisons de se faire du souci mais ils n’étaient pas les seuls. Les conditions « objectives » d’une victoire de la gauche à la présidentielle de 1981 étaient réunies. Mais il fallait encore désigner celui qui la porterait…
Le stratège Mitterrand
Le 19 mars 1978, au soir de la défaite des législatives, Michel Rocard veut prendre date pour la candidature présidentielle. Il entend incarner la modernité contre l’archaïsme et déclare devant les caméras qu’ « un certain style de politique, un certain archaïsme sont condamnés». La guerre avec François Mitterrand est déclarée. Rocard est de très loin le favori des sondages et des médias. Mais Mitterrand en habile stratège politique, toujours convaincu que la victoire finale est conditionnée par le maintien de l’union de la gauche, va renverser la tendance au congrès de Metz en avril 1979.
Dès lors, explique son fidèle lieutenant Claude Estier, l’union de la gauche étant réaffirmée, « seul Mitterrand pouvait être le candidat de cette stratégie ». [[ Entretien avec Claude Estier, 26/09/1990 ]] Le premier secrétaire du parti laissera encore planer le doute sur sa candidature laissant son rival dans l’expectative. Le 19 octobre 1980, Rocard annonce sa candidature dans une déclaration télévisée aussi malhabile politiquement que techniquement ( il ne regardera jamais la bonne caméra durant sa déclaration). Candidature éphémère puisque Mitterrand annonce la sienne le 8 novembre. Rocard se retire. Les jeux sont faits au PS…et à gauche.
Comme en 65 et en 74, Mitterrand mène sa campagne en « homme libre ». Il confirme à chaque fois son ancrage à gauche et défend ses 110 propositions qui reprennent l’essentiel des grandes réformes socio-économiques du programme commun (nationalisations, réduction du temps de travail, augmentation des minimas sociaux, retraite à 60 ans, 5ème semaine de congés payés, etc.). Campagne courte sur le thème « Changer la vie » qui rassemble des foules enthousiastes et nombreuses. En même temps, le candidat de la « force tranquille » est déjà présidentiel.
Dans la logique de leur stratégie, les communistes présentent Georges Marchais qui ne cessera de polémiquer avec les « alliés » socialistes, n’hésitant pas à affirmer que les positions de François Mitterrand « convergent avec la politique de la droite », et que son véritable objectif est « celui-là même que le patronat et le pouvoir du capital poursuivent depuis des dizaines d’années : affaiblir, voire démanteler le PCF ». Mais pour le PCF, il est trop tard et pour une partie importante de ses électeurs, François Mitterrand incarne dès le premier tour les promesses tant attendues de l’union de la gauche.
La suite du duel Giscard/Chirac
A droite, Chirac et Giscard poursuivent leur duel fratricide. Le premier mènera campagne comme un véritable opposant au président sortant sur les thèmes traditionnels du gaullisme mais teintés de néolibéralisme.
Ce qui ne garantit pas la cohérence de son programme. Il devra faire face à la concurrence de deux autres candidats gaullistes orthodoxes, l’ancien premier ministre du Général, Michel Debré et Marie France Garaud, ancienne collaboratrice de Pompidou et un temps influente conseillère de Chirac.
Giscard défend difficilement un bilan socio-économique dont il admet lui-même certains échecs (notamment en matière de chômage). Le président sortant est le centre de toutes les attaques et pris en tenaille sur sa gauche comme sur sa droite. Son projet qui se veut la continuité de son action élyséenne ne convainc pas. Et la mise en scène de son départ sera à ma mesure de sa déception.
Le lot des petits candidats est toujours aussi fourni même si deux anciens candidats Jean Marie Le Pen pour le Front National et Alain Krivine pour la Ligue Communiste Révolutionnaire n’ont pas recueilli le nombre de parrainages nécessaires. Mais Arlette Laguiller pour Lutte Ouvrière (une autre obédience trotskyste), Huguette Bouchardeau pour le PSU, Michel Crepeau pour le MRG ( Radicaux de gauche) et Brice Lalonde pour les Ecologistes ( déjà divisés) vont témoigner.
Le 2ème tour à fronts renversés
Le premier tour donne un résultat attendu : VGE (28,32 %), Mitterrand ( 25,85), Chirac ( 18,00) et Marchais (15,34). Giscard a perdu 4 points par rapport à 74, Chirac réalise un score honorable. Marchais est considéré comme le grand perdant. Pour la première depuis 1958, dans un scrutin, le PCF descend en dessous des 20 %. François Mitterrand est en bonne position pour le 2ème tour. Marchais appelle à voter Mitterrand mais à reculons et plusieurs sources affirmeront qu’il appellera en interne au « vote révolutionnaire » en faveur de Giscard pour faire battre Mitterrand. Dans l’autre camp, Chirac appelle à soutenir Giscard mais « à titre personnel » et du bout des lèvres. Et une partie du RPR agira en sous-main pour soutenir le candidat de la gauche. La campagne du second tour confirme la dynamique du candidat de la gauche qui développe au mieux ses talents d’orateur emportant l’élan de salles surchauffées. Le duel télévisé ne sera pas déterminant même si en termes de formules, Mitterrand [[ « Vous m’aviez dit que j’étais l’homme du passé, et bien vous êtes l’homme du passif dit-il à Giscard, en écho à la campagne précédente ]] prend sa revanche sur celui de 1974.
Le 10 mai à 20 heures, l’infographie balbutiante de la télévision laisse planer un doute de quelques secondes sur l’identité du vainqueur. Mais c’est bien le visage mitterrandien qui se dessine à l’écran. Après 23 ans d’opposition, trois candidatures présidentielles et d’innombrables péripéties politiques, François Mitterrand est élu quatrième président de la république pour incarner les immenses attentes du peuple de gauche.
La Bastille en fête
Sur la place de la Bastille, la fête commence. Depuis celle de 1936 et de la Libération, aucune n’a été aussi joyeuse et débridée. L’espoir est démesuré. Sous une pluie orageuse, les manifestants crient « Mitterrand : du soleil… »
Au même moment, à Château Chinon dont il est le député-maire, depuis le balcon de l’hôtel du Vieux Morvan, entre émotion et solennité, François Mitterrand déclare : « Je mesure le poids de l’histoire, sa rigueur, sa grandeur. Seule la communauté nationale entière doit répondre aux exigences du temps présent. J’agirai avec résolution pour que, dans la fidélité à mes engagements, elles trouvent le chemin des réconciliations nécessaires. » « Engagements et réconciliations » : une fois encore cette « continuité paradoxale » qui va marquer le premier septennat mitterrandien.
Prochain épisode : 1988 : La lettre et l’esprit du mitterrandisme
Pour mieux comprendre l’histoire, le contexte et l’actualité de la campagne présidentielle, il faut lire le numéro spécial France de Politique : http://politique.eu.org/skeleton/numerospecial/