À propos de l’exposition « Tina Modotti – L’œil de la révolution » au Musée du Jeu de Paume (Paris) jusqu’au 12 mai 2024 [1]
Sept ans seulement, Tina Modotti n’a été photographe que durant cette courte période. Elle laisse pourtant une œuvre d’une créativité portée par ses choix esthétiques et politiques, et qui pour la première fois en France fait l’objet d’une rétrospective au Jeu de Paume à Paris. Car ce qui domine dans les photos de Modetti, c’est sans doute le dépassement des frontières entre une démarche formaliste et une approche sociale. Ce qui lui permettra de passer de la photographie esthétisante parfois proche de l’abstraction (à travers des paysages, des natures mortes et des portraits) à une photographie engagée socialement et politiquement (avec la représentation du labeur, des souffrances et des luttes du peuple mexicain), mais toujours soucieuse d’une forme aboutie. La vie de Tina Modotti (1896-1942) photographe et révolutionnaire est une fulgurance tant par sa brièveté de sa force créatrice et militante que par le bousculement des événements internationaux qu’elle a traversés durant la période intense de la décennie 1920-1930. Ceux-ci seront aussi autant d’étapes dans la construction de son autonomie de femme.
Née à Udine dans une famille pauvre, Tina Modotti part seule aux États-Unis en 1917 rejoindre son père qui y a émigré quelques années plus tôt. Très vite la jeune femme s’émancipe et affirme sa personnalité inventive. Remarquée par sa beauté étrange, la couturière devient modèle et se lance dans quelques rôles du cinéma muet. Sa rencontre avec Edward Weston sera déterminante. À l’époque Weston est l’un des plus grands photographes américains[2]. Tina Modotti sera d’abord son modèle pour des nus qui magnifie la libération du corps de la femme. Elle sera ensuite son amante et son élève pour devenir son assistante. En 1923 ils s’installent au Mexique qui est en pleine effervescence politique et sociale et ils y ouvrent leur studio. C’est alors que Tina va s’émanciper de son mentor pour développer son propre style qui s’inscrit dans son activité révolutionnaire qui se traduit notamment par son adhésion au Parti Communiste Mexicain. Elle rend compte des conditions de vie du peuple mexicain. Ses photos ne sont jamais mises en scène. Elle capte sur le vif le travail des paysans, les mains (souvent en gros plans), les lavandières, les hommes et les femmes qui luttent : sa photographie est désormais pleinement dans la vie de la collectivité même si elle n’oublie pas les leçons de Weston. Sa photographie engagée veille au cadre, cherche des axes et des lignes, pense au « hors cadre ». Même si elle écrit comme une sorte de revendication formelle et politique : « Je ne cherche pas à produire de l’art, mais des photographies honnêtes, sans avoir recours à des truquages ou à des artifices, alors que la majorité des photographes continuent à rechercher des effets artistiques ou à imiter d’autres expressions plastiques. Cela donne un produit hybride, qui ne nous permet pas de distinguer dans l’œuvre sa caractéristique la plus significative : sa qualité photographique. »
À Mexico Tina Modotti rencontre le groupe des peintres muralistes (Rivera, Siqueiros, Orozco) dont elle deviendra la photographe attitrée et qui l’intégrera encore un peu plus dans les milieux culturels et révolutionnaires. À la fin de son séjour mexicain — elle sera expulsée du pays en 1930 accusée (à tort) d’avoir trempé dans l’assassinat du chef de l’État —, Modotti conçoit une photographie encore plus directement politique. Comme en témoigne l’un de ses plus célèbres clichés : « Femme au drapeau » inspiré de la Liberté guidant le peuple et qui incarne la lutte révolutionnaire du peuple mexicain. Les paysans lisant « “leur” journal El Machete (où Modotti publie ses photos), ou l’allégorie de la faucille, des armes et de la terre appartiennent à la même série. Avant son expulsion, la photographe italienne vit des moments tragiques. Son compagnon, Julio Antonio Mella, jeune révolutionnaire cubain et rédacteur en chef d’El Machete — est abattu en pleine rue à ses côtés.
Expulsée du Mexique en 1930, Modotti ne photographiera plus. Elle estimait qu’elle ne pouvait mener de front la photo et l’action politique. Elle s’installe à Moscou (où il faut ajouter que le “réalisme socialiste” désormais triomphant ne correspondait guère à ses choix esthétiques) et devient ce que l’on peut appeler une révolutionnaire professionnelle. Elle y rejoint son nouveau compagnon, Vittorio Vidali, communiste italien et agent soviétique. Le Parti l’envoie en Espagne républicaine. Pendant la guerre civile, elle se consacre à l’organisation du Secours Rouge International tant sur le plan pratique que sur celui de la propagande, une dernière activité à laquelle elle se consacrera corps et âme. À la fin de la guerre, en 1939, épuisée, elle retourne au Mexique. Elle y meurt d’une crise cardiaque à l’âge de 45 ans. D’une grande densité et d’une force créatrice incomparable, Tina Modotti va plonger dans l’oubli jusqu’au début des années 70 quand on redécouvre son œuvre photographique. L’exposition du Jeu de Paume lui rend justice. Un seul regret. Le choix radical de n’exposer que les cliclés originaux en (très) petits formats se justifie par le respect de la vérité de l’œuvre. Mais quelques agrandissements (comme on les retrouve dans le catalogue) auraient aussi permis de rendre compte de tous les choix esthétiques de Tina Modotti, cette femme exceptionnelle et parfois insaisissable dont Pablo Neruda qui l’avait côtoyée disait : “‘Elle était fragile, presque invisible. Je me demande même parfois si je l’ai connue.’
[1] https://jeudepaume.org/evenement/exposition-tina-modotti/
[2] Il est le maitre de l’école de la « photographie pure » avec Paul Strand et Alfred Stieglitz. S’il s’adonne au portrait, au nu et au paysage, il recherche aussi les formes dépouillées et s’oriente vers l’abstraction.