« Troc, sous-traitance, échange, délocalisation » : l’Union Européenne, dont c’est la vocation première sinon exclusive, a ouvert un nouveau marché, celui des réfugiés. Et cette fois, plus de faux-semblants ni de grands discours : les termes sont crûment exposés. Bruxelles assume sans masque de fouler aux pieds ses fameuses valeurs – la solidarité, la démocratie, les droits de l’homme – qui justifiaient tout le reste. L’Europe de Hollande et de Orban, celle de Merkel et de Michel, en dépit de divergences à la marge de la honte, l’Europe des 28 signe des deux mains sa démission collective face à la « civilisation » qu’elle prétendait incarner. La peur, l’impuissance, l’incapacité, les misérables calculs électoraux ont tout emporté. Ceux qui s’étaient apitoyés sur l’image du petit Aylan échoué sur les plages turques, ferment les yeux sur les cohortes d’enfants, de femmes et d’hommes repoussés hors des frontières à coup de matraques et de gaz lacrymogène. On disait « L’Europe forteresse », elle a adopté aujourd’hui les murs de barbelés des camps de concentration…pour se « protéger ». Président de la Commission, Chefs d’Etats et de gouvernements, président du parlement : il n’y en a pas un pour sauver les autres. Pas une voix dans cet aéropage pour préserver au moins l’honneur. On s’est souvent demandé, d’une façon généralement rhétorique, ce que nous aurions fait en 1940 face aux réfugiés qui fuyaient la barbarie nazie. Aujourd’hui poser la question, c’est y répondre.
« Avec un accord, l’UE pourrait fermer les frontières….et la Turquie les journaux » Bucchi – La Repubblica 8 mars 2016
Pour ce marché de la honte, l’Union a trouvé un partenaire à la hauteur. La Turquie qui compte le plus de journalistes emprisonné au monde, qui massacre les kurdes et joue un jeu trouble face au terrorisme islamiste, cette Turquie-là, celle d’Erdogan est devenue le sauveur d’un continent en déroute incapable depuis des années de bâtir une politique migratoire commune, digne et efficace. « Ce sommet – celui de cette semaine- démontre combien la Turquie est indispensable à l’Europe » exulte le premier ministre turc qui vient de faire donner l’assaut policier à un journal d’opposition. Les milliards, les visas et les négociations d’adhésion sans conditions vont tomber dans l’escarcelle d’Ankara en échange d’une « récupération » des réfugiés à qui aucun statut n’est garanti.
En 2015, l’Union Européenne s’était comporté en agent zélé de l’ultralibéralisme et des marchés financiers pour étrangler le peuple grec et empêcher toute politique alternative à la folie d’une austérité stupide et inefficace. Cela avait été, en quelque sorte, la première mort d’une Europe qui ouvrait la voie aux partis et aux gouvernements les plus populistes et nationalistes. Abandonnant ce qu’elle disait être le socle même de son existence et de ses valeurs, cette même Union fait sienne la politique de ces derniers. Oubliant qu’elle a été construite sur les ruines et les massacres de la seconde guerre mondiale, notamment pour éviter de revoir sur ses frontières des colonnes de réfugiés chassés et abandonnés à leur sort, l’ Europe condamne son propre avenir. Cette perte de mémoire et de sens figure sa deuxième mort. Malgré les efforts désespérés de ceux qui refusent le repli suicidaire, rien n’assure qu’elle ressuscitera.