Pietro Marcello : la force du clair-obscur

À propos du film e Martin Eden[1]

Il y a dans le cinéma de Pietro Marcello une force bouleversante, celle de filmer le clair-obscur pour construire une narration hors du commun. Un clair-obscur au sens propre comme au sens figuré. C’était déjà frappant dans ses deux premiers films documentaires : « Il passagio della linea » (des personnages traversent l’Italie dans un train de nuit -2007) et « La bocca in lupo » (dans les quartiers populaires de Gênes, un poème pour l’amour d’un bandit sorti de prison et un transsexuel prostitué-2009). Marcello joue avec le jour et la nuit et celle-ci, il la filme comme on ne la voit pas souvent au cinéma. C’est une nuit créatrice et angoissante, d’une beauté qui associe la rudesse et la finesse et qui fait partie intégrante des personnages. Elle est là cette nuit dans Martin Eden : sensuellement forte, puissante symboliquement.

Pietro Marcello adapte le roman de Jack London dans une liberté audacieuse qui assure la plus belle des fidélités, celle du sens. London situait son roman en Californie au début du XXe siècle. Marcello l’installe dans la baie de Naples. Et bouscule la temporalité. Martin Eden, jeune matelot porte secours à un adolescent qui l’introduit dans sa famille bourgeoise. Eden tombe passionnément amoureux de sa sœur, Elena Orsini, beauté diaphane qui vit immergée dans la culture, les livres, la peinture, la musique. Eden sera écrivain ! Il dit : « Je veux devenir comme vous, parler, penser comme vous, écrire comme vous ». Commence alors pour l’autodidacte la quête hallucinante de l’écriture qui aboutira au succès qui sera aussi sa perte. Transfuge de classe, il vit son triomphe d’écrivain comme la trahison de ses origines. Entre deux mondes, rongé par les contradictions, opposant un individualisme anarchisant au grand courant du socialisme qui naît dans le siècle, Eden vit la création comme une autodestruction. Dans son destin, la culture dominée par la bourgeoisie ne sera pas émancipatrice, mais corruptrice. Elle se dessine déjà marchandisée. Une des grandes réussites du film de Pietro Marcello est d’installer cette intemporalité qui nous parle aussi bien d’hier que d’aujourd’hui. Comme il l’a toujours fait dans ses films, le réalisateur maîtrise superbement des archives retrouvées ou inventées, mêlant les époques, la couleur et le noir et blanc — encore le jour et la nuit — utilisant du 16 mm dont le grain donne encore plus d’épaisseur au temps. Marcello situe certes le film dans les 40 premières années du XXe siècle, mais les archives et la musique (surtout les chansons) brouillent les pistes pour traverser les époques et nous conduire vers l’universel.

Luca Marinelli qui incarne Eden — et qui a reçu le prix d’interprétation masculine à la Biennale de Venise — sert à merveille cette représentation à la fois ancrée dans l’immédiat de la lutte pour l’écriture et  dans sa force symbolique hors du temps. Dans sa direction d’acteur, Marcello utilise tous les registres, du réalisme à la distance brechtienne. Et Marinelli saute avec agilité de l’un à l’autre. Il vit physiquement dans son corps et sa tête le combat enragé pour l’écriture. Et puis, parfois, il marche à côté de son personnage comme pour mieux le jauger. À la fin du film, Martin Eden vieillissant et dévasté suit son double, jeune prolétaire dont la démarche joyeuse et décidée annonçait qu’il allait conquérir le monde. Mais dès l’ouverture du film, London et Marcello nous préviennent par ces paroles d’Eden qui en seront aussi la conclusion : « Le monde est donc plus fort que moi. À son pouvoir je n’ai rien d’autre à opposer que moi-même, ce qui en réalité n’est pas rien. »  En saisissant admirablement la résistance et la défaite de Martin Eden avec son regard si particulier, Pietro Marcello confirme qu’il est un des cinéastes les plus importants que compte aujourd’hui l’Italie.

[1] Que l’on peut voir actuellement dans les salles belges et françaises

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