Pierre Delrock, un homme de doutes et de valeurs

 

Pierre Delrock est mort ce 10 août 2025 à l’âge de 90 ans. Journaliste, rédacteur en chef du JT et ensuite directeur de l’information à la RTBF, pendant près de 40 ans, il a incarné une information de service public exigeante et respectueuse du téléspectateur. Une télévision aux antipodes de l’audiovisuel contemporain. Sa disparition nous fait aussi mesurer cette évolution avec encore plus d’acuité.

 

Il y avait cette phrase : « On peut le faire mais on peut aussi ne pas le faire ». Comme un rituel, Pierre Delrock aimait la lancer dans les réunions de rédaction du Journal Télévisé de la RTBF dont il était alors le rédacteur-en-chef. Il s’agissait de décider de l’intérêt, de la place et du traitement de tel ou tel événement. Cette question sans doute un peu triviale lui valut quelques sarcasmes récurrents. Et pourtant ces mots « disaient » de Pierre Delrock qui vient de disparaître. Ils illustraient le sceptique, l’homme qui doute et qui veut provoquer le débat. Finalement, pour lui, le choix du « faire » ou « ne pas faire » devait répondre à un seul critère : s’agit-il d’une information de service public ? Delrock l’avait définie comme devant être « indépendante et critique. L’information de la RTBF, écrivait-il en 1993, ne peut (donc) jamais, se refuser le didactisme qui permettant de mieux situer les choses, d’appréhender correctement les tenants et aboutissants, rend l’auditeur/téléspectateur plus conscient du rôle qu’il peut assumer dans le monde dans lequel il vit. En somme en le rendant plus et mieux “citoyen”. Outre les déclinaisons classiques du décryptage de l’information, cela pouvait se traduire par une séquence de 10 minutes consacrées à “La Distinction” de Bourdieu ou un entretien avec Raymond Aron en plein milieu du JT. “Elitisme” lui disaient ses détracteurs. Oui, alors “élitisme pour tous » aurait pu répondre Delrock en paraphrasant le grand homme de théâtre Antoine Vitez. Le didactisme et l’ouverture à de nouvelles écritures audiovisuelles s’inscrivaient toujours dans la volonté de mieux faire comprendre les enjeux et de respecter le téléspectateur-citoyen. Telle était sa conception de l’information du service public qu’il allait défendre durant près de quatre décennies comme journaliste, rédacteur-en-chef et directeur de l’information de la RTBF. Inutile de dire que l’évolution contemporaine de la télévision publique et plus particulièrement de son information l’avait progressivement et discrètement éloigné du petit écran. Ce qui ne l’empêcha jamais de reconnaitre les talents individuels qui résistaient à la marée montante et dominante. On était aux antipodes de la télévision soumise aux marchés et à la concurrence à outrance.

On disait de Pierre qu’il était d’une intelligence pointue nourrie d’une vaste culture. On disait qu’il était sobre, discret, et pince sans rire. Autant de qualificatifs justifiés mais qui ne rendaient pas compte de la complexité du personnage. Delrock était aussi un solitaire pudique. Il pouvait avoir la dent dure et parfois injuste. Mais surtout, il cherchait les ‘siens’, celles et ceux qui pouvaient partager à demi-mot une complicité intellectuelle et affective réservée. Quand des vents contraires commencèrent à souffler sur (et à l’intérieur de) la RTBF, il fut un rempart pour ceux qui en étaient la cible. Et d’une manière plus large, sans tergiverser, le responsable de l’information défendait toujours ses journalistes des pressions politiques. Si des erreurs avaient été commises, elles seraient sanctionnées en interne mais pas devant le tribunal des partis qui se conduisaient en propriétaires du service public. Tout en exerçant des responsabilités importantes, Pierre Delrock n’était pas un homme de pouvoir. Imperméable aux manœuvres de couloir, il n’était pas dans la construction de rapports de force qui auraient pu consolider sa position dans les inévitables conflits internes.

Ce n’était pas toujours simple de dialoguer avec Pierre. Dans nos conversations bimensuelles d’après-retraite, il pouvait faire preuve d’une ironie parfois cinglante sur nos désaccords tout en la désamorçant par un sourire presque imperceptible. Il fallait là aussi décrypter.

La mort qu’il attendait depuis quelque temps nous prive d’un interlocuteur intransigeant qui permet de regarder le monde avec cet indispensable petit décalage qui préserve l’espoir. Pour nombre d’entre nous, Pierre Delrock faisait partie de ces hommes et de ces femmes, rares, qui ont contribué à faire ce que nous sommes devenus. Il était de la trempe de ces grands dirigeants de l’audiovisuel public européen, tel Pierre Desgraupe en France ou Claude Toracinta en Suisse.

Un de ces jours, nous nous réunirons à quelques-uns(e)s pour évoquer sa mémoire. Ce sera autour d’une pizza au Napoli, son historique lieu de prédilection. Pierre précisait toujours une pizza au jambon mais sans oignons. En le regardant mi-agaçé, mi-ému, Pipo le pizzaiolo disait «  Si puo o non si puo’ : on peut la faire, ou on peut ne pas la faire.

 

 

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20 réponses à Pierre Delrock, un homme de doutes et de valeurs

  1. Daems dit :

    Excellent hommage à Pierre.
    Une génération qui se fait rare…
    Nous te présentons nos sincères condoléances. Nous savons que vous étiez proches. La profondeur de ses analyses nous restera longtemps en mémoire.
    Irène & Jean

  2. Morelli dit :

    Je dois beaucoup à Pierre Delrock.
    Il m’a persuadée d’écrire un petit volume pour la collection qu’il dirigeait chez Labor.
    C’était « Lettre ouverte à la secte des adversaires des sectes ».
    L’ouvrage ayant bien marché, il m’en a demandé un autre. Ce fut « Principes élémentaires de propagande de guerre », qui ne m’a pas lâchée depuis plus de 20 ans (8 traductions et d’innombrables remises à jour).
    Merci Pierre de m’avoir jetée dans cette aventure.

  3. Jean-Jacques Jespers dit :

    Bouleversant de vérité et de justesse. Les deux qualités que Pierre appréciait le plus.

  4. Francois VANDERVEKEN dit :

    Merci pour cet échange.
    François Vanderveken.-

  5. Eva Houdova dit :

    Merci Hugues, quel beau texte! Amitiés Eva

  6. Panier dit :

    Superbe hommage. Merci à toi pour lui.

  7. Merci Hugues, superbe hommage qui met en évidence que le doute n’est plus seulement permis, mais quasi obligatoire si l’on veut tenter de déjouer les déferlantes de désinformation, infox et autres fake news. (Où ça commence à se corser, c’est de savoir s’il faut – ou non – douter de la ‘bonne’ parole de l’IA …)

  8. Gérard CORBIAU dit :

    J’étais jeune réalisateur au JT de la RTBF. Pierre m’a fait confiance. Je crois qu’il m’a appris le métier. Nous formions un belle équipe au sein du Journal. Quel bonhomme, quelle exigence ! Les années ont passé, et je m’en veux de ne pas avoir fait l’effort de le revoir. Au revoir, Pierre. Et Merci.
    Gérard Corbiau

  9. Thierry Michel dit :

    Comment dire plus, comment dire mieux ? Merci Hugues pour cet hommage exceptionnel d’un directeur de l’information exceptionnel qui fut en effet un bouclier qui nous protégé, avec José Dessart de la censure exigée par le CA de la RTBF et du boulevard de l’empereur lors de la réalisation de l’émission « La grâce perdue d’Alain Vanderbiest ».

  10. Marie-Hélène dit :

    Merci Hugues pour les mots espérés.
    J’attendais des mots à la hauteur de l’homme et du journaliste qui a incarné pour moi les valeurs que jeune recrue du service public , je désirais honorer.
    Ils sont là.
    A plusieurs reprises, j’ai pu vérifier personnellement dans des situations concrètes et conflictuelles son engagement : oui, c’était le même mot que nous utilisions à l’époque, mais lui, il ne le claironnait pas. Il le vivait.
    Il n’était pas un homme de pouvoir, il avait de l’autorité, ce qui est beaucoup plus solide.
    Le téléspectateur n’était pas un consommateur, il était encore un citoyen.
    Merci à lui d’avoir musclé la citoyenne en moi, merci à toi Hugues de ton hommage.
    Attablé devant un café au Napoli, l’homme seul repliait « Le Monde « grand ouvert , et en m’asseyant, j’étais toujours étonnée de ne pas apercevoir penchés sur son épaule, une nuée de jeunes journalistes lui demandant: « Mais comment on fait? ».

  11. Françoise Wolff dit :

    rentrant de vacances , je découvre ton texte, juste, clair, nuancé, et admiratif devant sa défense de l’information du service public. Merci Hughes

  12. Yvan Scoys dit :

    Tristesse partagée, M. Le Paige. Merci pour cet hommage à ce Grand Monsieur dont la droiture doit et devrait nous servir d’exemple et d’inspiration tous les jours… et aujourd’hui plus que jamais.

  13. vaessen dit :

    Merci Hugues pour cette évocation.
    Je me souviens pour ma part de ma première rencontre avec Pierre Delrock. Engagé par une rédaction régionale de la RTBF, il m’avait, directeur de l’info, convoqué pour une prise de contact. A l’écoute, surtout à l’écoute, mais distillant tranquillement au fil de la conversation les responsabilités qu’impliquait l’info RTBF, de celles (il ne laissait pas d’espace pour en douter…) qu’il me faudrait assumer : rigueur, probité, respect du public… J’étais sorti épaté, respectueux… et gonflé à bloc. Pensée reconnaissante et émue pour lui.

  14. Lecomte Michel dit :

    Magnifique hommage Hugues , sous ta belle plume , à ce grand rédac-chef et directeur de l’info . Il avait pour la matière sportive que j’ai souvent traitée à son époque dans le JT , le même intérêt que pour toutes les autres . Intérêt qui suscitait régulièrement des échanges , quelquefois caustiques certes , mais toujours respectueux de l’ info sportive qu’il ne prenait pas à la légère… Il ne donnait pas de leçon , il attirait l’attention en insistant sur le crédit qu’il fallait donner au sport dans le Journal et la nécessité de le traiter aussi sous d’autres angles avec une valeur « citoyenne » ajoutée .

    Sa conviction m’a incontestablement amené à refuser de séparer le sport et l’info dans les contenus de la RTBF le jour où on me l’a proposé quand j’étais chef de rédac des sports .

  15. Van de vloet dit :

    très beau témoignage îlustrant les qualités de Pierre Delrock et son indépendance en regard des pressions politiques. inspirant dans le contexte actuel

  16. marc molitor dit :

    merci Hugues. Un texte comme ça devrait trouver sa place dans un de nos quotidiens plutôt qu’un nécrologie aseptisée de quatre lignes.

  17. Grodent Jean-Jacques dit :

    Bel hommage pour cet homme que je n’ai connu qu’à travers les ondes. Quel homme !

  18. Metzger Victoria dit :

    Cher Pierre, j’aurais aimé déposer une pomme sur votre cercueil. Vous auriez fait le jingle d’Antenne 2. Et on aurait bien ri, une dernière fois… Victoria

  19. Patrick Dezille dit :

    Merveilleux hommage, Hugues Le Paige, qui devrait fortement résonner en cette période où d’aucuns tentent de brouiller les repères.
    Simple citoyen, j’ai baigné dans cet esprit « service public » où s’activaient, entre autres, Jacques Bredael, les frêres Dubié, vous-même, Jean-Jacques Jespers, Françoise Van De Moortel… mais aussi Christiane Lepère.
    Cet esprit m’a construit. Je ne peux que vous en remercier.

  20. Nicole DV Berckmans dit :

    Pierre Delrock a été mon premier « patron ». J’étais encore étudiante à l’INSAS et travaillais au journal télé le dimanche. Je me souviens de son exigeance bien sûr mais surtout de son humour. Un dimanche d’hiver il est arrivé en se plaignant : «vous avez vu cet enduit blanc sur les rues… ça glisse ! » C’est mal raconté, mais c’était un plaisir de travailler sous sa houlette, on riait mais pas que. Merci Pierre, je ne vous ai jamais oublié et merci Hugues.

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