Paul Strand, un photographe « total »

Paul Strand, Wall Street, New York, 1915 (*)

« Paul Strand ou l’équilibre des forces » : le titre donné à l’exposition consacrée à l’un des plus grands photographes du XXe siècle résume parfaitement son œuvre[1]. Car le photographe américain est sans doute un créateur unique qui a réussi à s’exprimer avec autant de talent et de maîtrise dans la photo « formaliste », celle qui voulait s’affirmer comme un art à part entière, que dans la photo engagée socialement et politiquement. Une première photo incarne parfaitement la démarche formaliste de Paul Strand (1890-1976) : c’est le cliché bien connu de Wall Street (New York, 1915) où il capte des silhouettes noires qui passent devant des fenêtres obscures. La composition est proche de l’abstraction. La verticalité des hommes et des bâtiments croise l’horizontalité des trottoirs et de la lumière. Mais s’il compose soigneusement son cadre, Strand demeure dans le réalisme et l’objectivité. Il ne met pas en scène. Et s’il est d’un soin quasi obsessionnel pour ses tirages, il refuse toutes les manipulations de laboratoire ou les effets spéciaux.

Paul Strand, Young Boy, Gondeville, Charente, France, 1951

À l’autre extrémité de son art, mais qui ne se départit en rien du souci esthétique, il y a la photo – tout aussi connue — du visage du jeune agriculteur dont le regard personnifie à lui seul la colère et la révolte. C’est l’écrivain, journaliste et poète Claude Roy qui amène le photographe dans la campagne charentaise autour de sa ville natale de Jarnac.[2] Claude Roy sait que Strand est à la recherche de lieux qui permettent de saisir la réalité des femmes et des hommes qui l’habitent. Ils vont travailler ensemble dans cet esprit et publier en 1952, « La France de profil ». Strand va d’ailleurs être un précurseur dans le domaine de la publication de livres de photos (accompagnés de textes d’écrivains) qu’il considère comme un élément essentiel tant pour la diffusion de la photo que comme outil pour défendre ses causes politiques. On y revient.

Paul Strand est aussi cinéaste et surtout cadreur. Dès 1921, il va d’ailleurs réaliser avec le peintre Charles Scheller, Manahatta, un court métrage documentaire sur New York que l’on considère aujourd’hui comme le premier film américain d’avant-garde.[3] Sur des citations du poète Walt Whitman, le film est un hommage à New York filmé du lever au coucher du soleil. L’architecture et la vie new-yorkaise en plein développement sont filmées par Strand avec maestria et dans la suite de l’abstraction visuelle qui caractérise sa photo « Wall Street ». La ville nait et se construit sous nos yeux dans des cadres audacieux et inédits pour l’époque. Dans sa formation, Paul Strand avait eu deux maîtres très différents. Alfred Stiglitz, acteur majeur de la photographie formaliste américaine qui l’accueille dans sa galerie new-yorkaise (Le 291) et lui consacre un numéro de sa revue Camera Work. Et à l’autre pôle de la photographie, celui de l’engagement social, mais aussi très soucieux de la forme, Lewis Hine sera également déterminant dans sa formation. Cette double influence forgera la personnalité très particulière de Paul Strand qui en fera le photographe « total » qui ne séparera jamais le fond de la forme dans ses réalisations.

Deux voyages seront déterminants dans la voie d’un engagement plus déterminé. D’abord en 1932 le Mexique où les rêves révolutionnaires ne sont pas encore éteints et qui attire nombre de progressistes américains. Strand se met au service des réformes sociales et sera même un temps nommé « Directeur de la photo et du cinéma du département des Beaux-Arts du Ministère de l’Éducation nationale ». Il coréalisera un seul film avec le jeune Fred Zinneman sur une grève de pêcheurs. En 1935, Strand fait le voyage de Moscou naturellement attiré par le cinéma soviétique. Il côtoie Eisenstein : un film commun est imaginé, mais il ne se fera pas. Après s’être ensuite adonné au cinéma documentaire, il revient à la photo comme activité principale. En 1945 le Moma (Musée d’Art Moderne de New York) lui offre une grande rétrospective qui sera aussi la première consacrée à un photographe.

En 1950, alors que de nombreux amis et associations auxquels il est lié sont accusés d’activités antiaméricaines, il décide de quitter les États-Unis où règne le maccarthysme. C’est un tournant décisif. Paul Strand débarque en France et s’installera dans le petit village d’Orgeval à 30 km de Paris où il restera jusqu’à sa mort en 1976. Mais il multiplie les voyages, toujours à la recherche de ces lieux qui lui parlent de l’état du monde et des hommes. Désormais ses voyages seront l’occasion de publier les livres de photos qui seront pour lui la raison même de son travail. Strand n’a jamais commercialisé ses œuvres : le livre toujours en collaboration avec un écrivain ou un chercheur est pour lui LE mode de diffusion de la photo. Il est aussi un instrument qu’il met au service d’une cause. On a vu l’importance de « La France de profil ». Il y aura aussi « Living Egypt » et « An African Portrait » : dans l’Égypte de Nasser et le Ghana de N’Krumah, deux dirigeants des « non alignés », il documente et soutient les réformes agraires et sociales.

Paul Strand, The Lusetti Family, Luzzara, Italy, 1953

Mais la rencontre qui me semble décisive dans sa recherche des lieux humainement et socialement emblématiques est celle de Cesare Zavattini, écrivain et scénariste du néoréalisme italien. Strand « tient » son village et c’est Luzzara, le village natal de Zavattini en Émilie Romagne, terre dure qui a résisté au fascisme au prix d’immenses sacrifices et qui est devenue une place forte communiste. Par l’image et par le texte, leur approche est commune. Le réel au cœur de la représentation sans fard ni artifice, mais le réel saisi quand il « parle » le plus. La photo qui résume mieux que tout autre l’art et l’engagement de Strand est celle de la famille Lusetti à Luzzara. La paysanne Anna Spaggiari-Lusetti, dont le mari a été assassiné par les fascistes et qui doit lutter quotidiennement contre l’exploitation des propriétaires terriens a pris la tête de la famille. Les regards semblent figés pour l’éternité. Celui de la mère se projette au loin tandis que les cinq fils regardent chacun dans une direction différente. Ils disent la dureté de la vie mais aussi la détermination. Dans le livre « Un paese [4]» (« Un pays ») Zavattini et Strand interrogent le réel pour tenter d’approcher leur vérité. L’ouvrage est un modèle du genre. Avec les autres livres de photos, il donne à voir le sens même de la démarche de Paul Strand, celui d’une œuvre qui ne séparera jamais la nécessité de l’engagement de l’exigence esthétique.

* Pour toutes les photos : © Aperture Foundation Inc., Paul Strand Archive. Fundación MAPFRECollections

[1] Titre choisi par Clément Cheroux, directeur de la Fondation Cartier-Bresson et commissaire de l’exposition qui se tient à la Fondation, 79 rue des Archives, 75003 Paris jusqu’au 23 avril.   www.henricartierbresson.org

[2] Jarnac qui est aussi la ville natale de François Mitterrand avec qui Claude Roy fera une partie de ses études.

[3] https://www.youtube.com/watch?v=A2pIBHxhvvM

[4] Ceare Zavattini e Paul Strand, Un Paese, Einaudi, Torino, 1955

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3 réponses à Paul Strand, un photographe « total »

  1. Gaël dit :

    Si ce texte n’invite pas à aller voir l’expo, je ne sais pas ce qu’il faut…
    Merci
    Gaël

  2. andré verlaine dit :

    Super! Merci.

  3. Michel Bossut dit :

    Mille fois merci Hugues de m’avoir fait découvrir ce grand photographe militant !

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