« L’intellectuel questionne le pouvoir, conteste le discours dominant, provoque la discorde, introduit un point de vue critique. Non seulement dans son œuvre mais aussi dans l’espace public. Souvent, il paye aussi le prix de ses choix ». Cette belle et juste définition de l’intellectuel est celle que donne l’historien et politologue Enzo Traverso dans un petit livre d’entretien avec Régis Meyran paru dans l’excellente collection « Conversations pour demain » que j’ai déjà eu l‘occasion d’évoquer ici et qui a pour titre Où sont passés les intellectuels ?
Traverso précise que ce premier propos concerne le XXème siècle où la notion d’intellectuel est indissociable de l’engagement politique mais il évoque dans ce petit volume l’histoire et le rôle de l’intellectuel depuis son apparition avec l’affaire Dreyfus jusqu’à sa métamorphose sinon son effacement après la chute du mur de Berlin et le triomphe du néolibéralisme. Chaque étape historique du XXème siècle est marquée par l’engagement intellectuel : les années 30 avec la polarisation entre révolutionnaires communistes et fascistes, la guerre 40-45 et l’opposition fondamentale entre résistance et collaboration, la guerre froide et l‘antagonisme entre compagnons de route des communistes et les défenseurs du « monde libre » – vous placerez les guillemets où il vous convient –, la décennie 60-70, ses mouvements sociaux et ses luttes anticolonialiste avec Sartre comme figure emblématique de l’intellectuel engagé mais qui, souligne Traverso, savait préserver son indépendance et une voix singulière. Sartre qui définissait, lui, l’intellectuel comme « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ».
Une voix singulière…
La fin de ce siècle marquée par la chute du mur de Berlin semble laisser le triomphe du capitalisme sans alternative. L’intellectuel critique est supplanté par l’expert, auxiliaire du pouvoir qui légitime une vision du monde conservatrice ou par l’intellectuel médiatique qui se mue en acteur du jeu télévisé. Désormais nous dit Enzo Traverso, qui nuance évidemment cette évolution rapidement évoquée ici, désormais donc l’intellectuel n’est plus l’inventeur des utopies. Mais la crise récente du capitalisme financier ouvre la porte à la définition de nouvelles utopies. Aujourd’hui, conclut Enzo Traverso dans cet ouvrage stimulant, « il faut savoir intérioriser la défaite des révolutions du passé sans pour autant se lier à l’ordre du présent ».