Récit
( cet article est paru dans Le Soir du 7 mai 2011)
10 mai 1981, 20 heures, siège du PS, rue de Solferino, Paris.
Ils sont tous là : jeunes militants nés à la politique avec le parti d’Epinay et vieux fidèles de tous les cercles mitterrandiens, ceux de la longue conquête du pouvoir et ceux qui ont adhéré après 68, les intellos, les féministes, les immigrés, les dirigeants, les militants, les amis. Tous, crispés et haletants attendent l’instant fatidique : 20 heures. Un moment de doute quand l’infographie encore balbutiante de la télévision dessine sur l’écran le haut du visage du nouveau chef de l’Etat: la calvitie imprécise peut faire penser « à l’autre » mais non ! Au premier quart de l’écran plus de doute ; François Mitterrand est élu président de la République. La gauche revient au pouvoir après 23 ans d’opposition. Il se passe alors quelque chose d’exceptionnel que tout journaliste – mais aussi tout citoyen – rêve de vivre au moins une fois dans sa vie : le moment intense d’une libération où se mêlent l’émotion et les larmes, le sentiment que tout est possible.
Rue de Solferino, on savait depuis au moins une heure que le résultat était acquis mais il fallait la sanction télévisée, l’image incarnée de la victoire pour se libérer et laisser couler le flot des émotions. Tout le monde s’embrasse, se tombe dans les bras, on se lance dans des discours ininterrompus où l’incrédulité le dispute à l’espérance. On oublié ce qu’a représenté ce moment pour le peuple de gauche. Près d’un quart de siècle sous la houlette successive des De Gaulle, Pompidou et Giscard, la société française étouffait politiquement alors qu’elle vivait de profondes transformations, en particulier depuis mai 68. Oui, « libération » ; il n’y a pas d’autres mots pour évoquer ce moment. Ce que le rêve du 10 mai deviendra est une autre histoire…
Alors que la longue soirée de joie commence, François Mitterrand va prononcer ses premiers mots de Président depuis l’hôtel du Vieux Morvan à Château Chinon dont il est le maire depuis 1959.Dans sa terre d’élection le nouveau chef de l’état salue évidemment ses électeurs, affirme que sa victoire est celle des forces de la jeunesse et du travail, rend hommage aux siens disparus soulignant l’importance qu’il accorde aux racines. Il proclame, comme tout nouvel élu, qu’il sera le Président de tous les Français mais sur ce point il est plus précis : « Seule une communauté nationale entière pourra répondre aux exigences du temps présent. J’agirai avec résolution, ajoute François Mitterrand, pour que dans la fidélité à mes engagements, elle trouve le chemin des réconciliations nécessaires. Nous avons tant à faire ensemble.» Dans l’euphorie de la victoire à gauche et dans l’amertume de la défaite à droite, ces mots-là passeront inaperçus. Dans la même phrase il évoque évidemment« la fidélité à ses engagements » – qu’il tiendra – mais aussi déjà le « chemin de la réconciliation nationale ».
Voilà, bien l’éternel balancement mitterrandien qui traverse non seulement toutes ses campagnes présidentielles mais aussi la politique de ses deux septennats. Deux pôles qui constituent, en dépit des contradictions qu’ils vont naturellement susciter, ce que François Mitterrand considérait comme « l’unité de sa vie politique » et dont il affirmera la continuité contre vents et marées. Depuis sa première campagne de 1965, Mitterrand avait déjà tout annoncé : l’union de la gauche et la réconciliation nationale ( avec toutes ses ambigüités et ses polémiques concernant la période de Vichy et celle de la guerre d’Algérie), la conviction européenne et la volonté explicite de redimensionner l’influence du parti communiste, l’ancrage à gauche et l’affirmation de l’identité libérale sur le plan politique, jusqu’au soutien actif de René Bousquet. Les deux septennats qui démarrent ce jour-là ne feront que confirmer cette « continuité paradoxale » qui fonde la trajectoire de l’homme du 10 mai.
Alors que le premier – et seul- président de gauche de la Ve République accueille la victoire, impassible – il dira simplement quelques heures plus tard à Lionel Jospin « Quelle histoire ! », la Bastille a revêtu ses habits révolutionnaires. Toute la nuit, le peuple de gauche va chanter et danser. Sous la pluie et même sous l’orage l’enthousiasme ne faiblira pas et un slogan repris en chœur incarnera la l’immensité de l’attente : « Mitterrand du soleil »…
Pour rappel
mon dernier film « Le Prince et son image » est sorti en DVD aux Films du Paradoxe
et les éditions Couleurs livre publient une nouvelle édition de mon essai « Mitterrand- la continuité paradoxale » avec une préface de Jean Lacouture