La tragédie de Gênes ou la politique du renoncement

Alors que les corps de toutes les victimes n’ont pas encore été dégagés des ruines du pont de Gênes, les polémiques politiciennes font rage dans la péninsule et les effets d’annonce du gouvernement se multiplient pour éviter d’endosser les responsabilités structurelles de cette catastrophe qui n’a rien à voir avec la fatalité. Au moins sur ce point, les voix semblent s’accorder. En tous cas, l’alerte sur les dangers que présentait l’ouvrage d’art avait été donné à plusieurs reprises par des spécialistes aussi incontestés qu’ignorés. Le gouvernement populiste dit vouloir révoquer sans attendre la concession à la société des Autoroutes italiennes qui gère l’A10. Sans enquête préalable et au vu des dédommagements astronomiques prévus dans le contrat, la mesure semble irréaliste. Le M5S qui, à Gênes, au nom de son hostilité générale aux grands travaux, s’était opposé à la construction d’une autoroute de contournement du pont Morandi et avait affirmé que ledit pont pouvait encore « tenir 100 ans » est dans les cordes. Luigi Di Maio tente de faire oublier la position de son parti en accusant  Mateo Renzi d’avoir, lorsqu’il était au pouvoir, subrepticement prolongé la concession autoroutière en échange de financement électoral de Benetton, actionnaire de référence de la société Atlantia, elle-même propriétaire de la société concessionnaire. Mateo Salvini accuse, lui, l’Europe d’être responsable de la catastrophe en raison de sa politique d’austérité. Le ministre d’extrême droite a mal choisi son exemple (il n’en manque pourtant pas) et le porte-parole de la Commission a eu beau jeu de rappeler qu’un plan de rénovation des infrastructures routières italiennes à hauteurs de plusieurs milliards avait été approuvé.

Toutes ces polémiques vaines et déplacées ne peuvent éluder la cause profonde de cette tragédie annoncée : la disparition du concept d’Etat, le renoncement des pouvoirs politiques, toutes tendances confondues, quant à la protection et à la valorisation des infrastructures publiques et parallèlement le développement d’une politique de privatisation à tout crin. À la fin du XXe siècle, l’Italie a vécu comme toute l’Europe les assauts de l’ultralibéralisme qui a abouti aux privatisations massives et au renoncement idéologique de la social-démocratie. Mais le contexte italien a sans doute encore radicalisé le phénomène. L’explosion de Tangentopoli – les scandales de la corruption à Milan – au début des années 90 a emporté les partis traditionnels et a encore accentué la méfiance à l’égard de l’Etat (déjà faible) et du politique au profit d’une privatisation à outrance.[1] La crise du PCI et sa transformation progressive en formation blairiste ont emporté les derniers barrages. La privatisation n’a évidemment pas empêché la poursuite de la corruption – les partenaires avaient simplement changé — mais elle a surtout laissé exsangues les services publics et les infrastructures collectives désormais vouées au seul profit. Le sort des régions touchées par les différents tremblements de terre de ces dernières années en est, parmi d’autres, un exemple dramatique. La tragédie du Pont Morandi s’inscrit dans la suite de cette même politique. L’extrême droite de la Lega et le M5S dénoncent aujourd’hui les responsabilités des gouvernements précédents. Certes, mais eux-mêmes n’en sont pas exempts. Et leur antiétatisme qui s’exprime à des degrés divers, leurs critiques permanentes des services publics ainsi que leur inscription dans la logique libérale ne peuvent qu’en faire les continuateurs du renoncement.

[1] Voir à ce sujet l’intéressant commentaire de Nadia Urbinati  – Ponte Morandi, lo stato ritrovi il suo rulo – dans La Repubblica du 15 août 2018.

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