Cette fois, il ne s’agit plus de propos d’estrades ou de slogans électoraux. Sauf surprise de dernière minute, l’Italie aura bien un gouvernement « populiste », composé des deux formations antisystèmes qui avaient remporté les élections du 4 mars dernier. Après 80 jours de négociations chaotiques, les populistes « transversaux » des Cinque Stelle et l’extrême droite de la Lega vont accéder au pouvoir. Les médias, les commentateurs et les chancelleries semblent découvrir la portée de cette situation inédite en Europe qui est pourtant la suite logique du scrutin. Et qui est surtout la conséquence des échecs successifs des partis du centre (dits « de gouvernement »), de la faillite abyssale de la gauche italienne[1] et de la politique de l’Union Européenne, qui a notamment abandonné l’Italie à son sort face à la question migratoire.
Cette « Cosa gialloverde » (Cette « chose » jaune et verte)[2], comme la dénomme la presse italienne pour indiquer sa difficulté à la cerner, sera aux commandes de la troisième puissance économique européenne avec un programme qui mélange les mesures sociales et sécuritaires, anti-immigrées, et anti-corruption. Les deux leaders, Di Maio pour le M5S, et Salvini, pour la Lega, ont signé un « contrat » de gouvernement qui additionne leurs revendications spécifiques, leurs contradictions internes et quelques points communs. Pour les premières, la Lega impose sa politique anti –immigrée et raciste (rapatriements massifs, restrictions, exclusions et répressions diverses) et le M5S obtient son emblématique « revenu de citoyenneté » (qui ne se confond pas avec le revenu universel classique)[3]. S’ils sont d’accord pour revenir sur l’âge la pension fixée à 67 ans, les deux partenaires partagent une politique fiscale ultra libérale qui supprime la progressivité de l’impôt pour initier une « flatax » à 15 et 20 % pour les particuliers et 20 % pour les entreprises. Le manque à gagner additionné à la fraude fiscale appauvrira considérablement l’état et entrainera forcément des « économies » dans les services publics. Cette politique fiscale marquée très à droite s’inscrit pourtant globalement et contradictoirement dans une philosophie économique anti-austérité. Les deux formations s’opposent vigoureusement à la politique budgétaire et monétaire européenne et plaident pour la relance interne. Ils n’entendent pas respecter la règle du déficit budgétaire limité à 3 % du PIB et veulent, au contraire, renégocier les traités européens en cette matière, mais aussi à propos de la règlementation de Dublin sur l’immigration. ll faut dire que depuis 1996, et la stricte application des critères de Maastricht, toutes les majorités (en commençant par le gouvernement Prodi) ont imposé, sous diverses modalités, une politique d’austérité particulièrement sévère[4]. De ce point de vue, cette coalition inédite, mais très marquée à droite — et même à l’extrême droite — a repris le flambeau de la lutte contre l’austérité abandonné par la gauche. Cela ne sera pas sans conséquence sur la recomposition politique en cours. Cela dit « le transformisme politique » [5] n’épargne personne et les dirigeants du M5S changent souvent de discours. Il y a quelques mois encore, Di Maio affirmait vouloir réaliser la « révolution libérale » que Berlusconi n’avait pas faite. Depuis, il est vrai qu’il a capté une bonne partie de l’électorat de gauche.
Par ailleurs, un certain nombre de dispositions (comme l’interdiction pour les membres d’une Loge de faire partie du gouvernement, l’extension à tout crin de la légitime défense, les mesures anti-vaccins, etc.) risquent d’entrer en contradictions avec la Constitution et une partie de la législation qui assure le fonctionnement démocratique de l’état. Il faudra aussi être attentif à l’attitude — très hostile — de la majorité vis-à-vis des organisations syndicales.
Les forces politiques traditionnelles, comme les instances européennes et certains gouvernements de l’Union, sans compter les marchés, ont déjà fait part de leur inquiétude et de leur opposition à ce programme dont le financement, dans le cadre communautaire actuel, est effectivement impossible. Mais tous savent aussi, comme l’indiquent les sondages, que de nouvelles élections confirmeraient et amplifieraient sans doute le succès des vainqueurs du 4 mars.
Restent les contradictions internes au niveau du programme et les rivalités en termes de leadership. Luigi Di Maio rêvait de diriger le gouvernement. Matteo Salvini a mis son veto. Les deux avaient multiplié les déclarations à l’encontre des ministres non élus ou « techniciens ». Ils ont bien dû s’y résoudre en proposant à la tête du gouvernement le juriste Guiseppe Conte, bardé de diplômes, mais sans aucune expérience politique. Conte étant par ailleurs et paradoxalement l’homme par excellence de « l’establishment » italien (de la « caste » diraient-ils). En tout état de cause, le duo Di Maio-Salvini sera le vrai leader du gouvernement même si d’autres ministres « techniques » feront certainement partie de l’exécutif à des postes clefs (économie, affaires étrangères) : c’est l’exigence du président de la République qui veut rassurer, tant que faire se peut, les instances et les alliés européens. D’autant que les deux partis peinent à présenter des candidats ministres crédibles et compétents. Après le feu vert de Sergio Matarella attendu pour ce lundi, il restera donc, dans ces conditions difficiles, à composer un gouvernement encore inimaginable, il y a quelques mois et obtenir la majorité au parlement. Ce qui ne devrait pas poser de problème à la Chambre et être plus délicat au Sénat (6 voix de majorité théorique), mais sans trop de risques. Ensuite ce sera l’épreuve du réel, celle de tous les dangers.
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[1] Voir à ce sujet l’article publié dans le N° 103 de Politique (Dossier : La sociale démocratie : la chute finale ?), accessible sur le site de la revue : http://www.revuepolitique.be/italie-disparition-dune-gauche-modele/ ainsi que les 7 entretiens publiés sur le même site : http://www.revuepolitique.be/italie-disparition-dune-gauche-modele-entretiens/
[2] En 1990-91, lorsque le PCI avait déclaré son auto dissolution pour se transformer en un parti encore indéterminé, on l’avait surnommé la « Chose ». Quant aux couleurs, le jaune est celui du M5S et le vert celui de la Lega (qui oscille aujourd’hui vers le bleu)
[3] Le « revenu de citoyenneté » d’un montant de 780 € est accordé aux chômeurs (qui doivent en contrepartie prouver la recherche d’un emploi) et aux pensionnés ou personnes en précarité bénéficiant d’allocations inférieures.
[4] Le déficit prévu pour 2018 était 1, 6 % !
[5] Concept politique italien qui qualifie les forces politiques élues sur un programme et qui, au pouvoir, réalisent son contraire.