À propos du film de Sophie Bruneau, « Rêver sous le capitalisme »[1] qui sort en salle ce 12 septembre en Belgique et en novembre en France
« J’ai rêvé que j’arrivais dans mon bureau et qu’on avait muré la fenêtre qui me permettait de voir le ciel » : ces mots sont extraits de l’un des douze récits de rêves de travail filmés par Sophie Bruneau. D’autres rêves et d’autres situations témoignent d’une agression physique et sociale peut-être plus directe, mais ces paroles d’enfermement résument avec une force symbolique sans égale la violence qui s’acharne aujourd’hui sur les travailleuses et les travailleurs, quel que soit leur secteur d’activités.
En 2005 déjà, la réalisatrice avait consacré un film à la souffrance au travail, « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », où à travers des entretiens, s’établissait la relation entre la souffrance individuelle du patient et les nouvelles formes d’organisation du travail. Treize ans plus tard, Sophie Bruneau ressent la nécessité de revenir sur la thématique. Parce que dit-elle, « toutes les pratiques qui créaient des souffrances indues, et que l’on avait déjà pointées, se sont imposées et généralisées à tous les secteurs, le privé puis le public »[2]. Et puis, pour la réalisatrice, revenir sur une thématique implique aussi la recherche d’une nouvelle écriture. De ce point de vue, sa lecture du livre de Charlotte Beradt, « Rêver sous le 3e Reich » a été déterminante. On peut dire qu’elle est une des clefs du film. Dans les années 30 à Berlin, Beradt en recueillant les rêves de son entourage a montré combien ils étaient imprégnés par la barbarie nazie. « Ce travail extraordinaire réhabilite le rêve comme matériau anthropologique capable de dire l’époque, mais aussi de développer de nouvelles formes à partir de l’expérience subjective d’un environnement social » ajoute Sophie Bruneau. Les fondements théoriques du film étaient donc fixés. Il fallait encore déplacer le questionnement : « Que raconteraient les rêves de travail de notre époque ? » Restait — si l’on ose dire — à recueillir les récits des acteurs du travail qui (re)interprètent leurs rêves, à leur donner une forme et un statut et à inventer un langage cinématographique original basé sur deux conditions constitutives — et paradoxales — du film : la parole et le plan fixe. Un long travail d’approche, de repérage, de mise en confiance réciproque qui a duré plusieurs années sans compter ensuite celles du tournage, du tissage et du montage du film.
Les 12 récits de rêve qui constituent le film sont bien un moyen « de connaissance anthropologique » qui dépasse la composante psychanalytique pour ouvrir le champ politique. Face au travail contemporain, « les âmes sont malmenées jusqu’au plus intime de la sphère domestique ». Le harcèlement, les rythmes effrénés, la destruction intérieure, la perte de sens et la mort enfin peuplent les cauchemars des 12 témoins qui tous /toutes posent à un moment la question « à quoi je sers encore ? » Pour Sophie Bruneau « ces 12 témoignages portent la “vision nocturne” du monde : le système capitaliste néolibéral court à notre perte ».
Comme souvent, quand la maîtrise est là, la contrainte engendre un regard singulier et créateur de la réalisatrice. La plupart des raconteurs de rêve ne souhaitaient pas apparaitre à l’image. Dans le film, seuls trois d’entre eux sont « in », les neuf autres « off ». La démarche était risquée. Les pièges nombreux. Il fallait éviter à tout prix de choisir des images qui auraient illustré la parole de celles et ceux que l’on ne voit pas. Sophie Bruneau a choisi une voie radicale, une voie de pur cinéma qui suggère le hors champ et met le spectateur à la « bonne distance » des acteurs. Des plans larges et fixes (à l’exception d’un long travelling) qui embrassent des lieux de travail ou d’accès au travail. De l’aube au crépuscule, de nuit et de jour, mais dont curieusement personnellement je retiens la dominance d’une sorte d’« intérieur nuit » (la « vision nocturne »). Des tableaux dont le symbolisme n’exclut pas l’ancrage dans le réel et dont la poésie — cruelle — cohabite avec le politique. « Rêver sous le capitalisme » nous arrive à un moment crucial où en Belgique un gouvernement aggrave chaque jour un peu plus les conditions du travail. Mais c’est d’abord une œuvre cinématographique exemplaire de maturité.
[1] Une production alter ego films et Michigan Films en coproduction avec la RTBF, ARTE G.E.I.E., le CBA,
le Fresnoy, avec l’aide du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles,
du VAF, et le soutien de la bourse brouillon d’un rêve de la Scam.
2017 / 63’ / 16/9 / couleur / Dolby stéréo 5.1 (VO FR / ST EN)
[2] Les citations sont extraites d’un entretien de Sophie Bruneau avec la critique Juliette Borel : http://www.alteregofilms.be/films/9-films/199-rever-sous-le-capitalisme