Lettre d’Italie : L’idéologie « del fare » et la corruption

La corruption a augmenté de 229 % en un an : c’est l’estimation quantitative que vient de donner la Cour des Comptes italienne. Le pays vit une crise qui rappelle celle des scandales de « Tangentopoli » qui avait abouti dans les années 90 à la fin de la première république et la disparition, entre autres, des partis socialiste et démocrate chrétien. A l’époque, la corruption servait essentiellement au financement des partis politiques et une bonne partie de la classe dirigeante s’était retrouvée derrière les barreaux. Aujourd’hui, les détournements se font à des fins strictement personnelles. Parmi les personnalités mises en cause, des politiques proches de Berlusconi, des responsables d’administrations publiques, des entrepreneurs mais aussi des magistrats, y compris de la Cour des Comptes ! Les enquêtes judiciaires concernent des dizaines de cas frauduleux dans l’attribution des travaux publiques de Rome à Venise et de Florence à L‘Aquila.


Photos HLP 2008

L’opinion publique généralement blasée voire complaisante en la matière se montre particulièrement sensible à l’attribution des travaux de reconstruction de la ville des Abruzzes détruite par le tremblement de terre d’avril 2009. Gianni Letta, le bras droit de Silvio Berlusconi, avait juré devant le pays que jamais les « chacals » de la mafia n’entreraient dans L’Aquila et ne bénéficieraient de commandes publiques. Aujourd’hui il doit reconnaître la possibilité « d’erreurs » alors qu’il se retrouve lui-même au centre des polémiques et du système qui a permis les scandales. On y reviendra. Les nombreuses enquêtes portent aussi sur les constructions gigantesques opérées pour l’organisation du G8 qui devait se dérouler au printemps 2009 à la Maddalena en Sardaigne. Constructions démesurées – quelques 300 millions d’euros engloutis – et finalement inutiles car les participants du G8 refusèrent de s’y rendre pour des raisons de sécurité. Berlusconi déplaça opportunément la réunion à L’Aquila pour des motifs soi-disant symboliques de solidarité avec les victimes du tremblement de terre.

Point commun entre les travaux du G8 et ceux de la reconstruction dans les Abruzzes : la Protection Civile et son chef charismatique, Guido Bertolazzo qui est également sous-secrétaire d’Etat dans le gouvernement Berlusconi. Un Bertolazzo qui incarne l’efficacité face à la bureaucratie et qui est omniprésent sur le terrain. Il faut savoir que la Protection Civile a non seulement pour charge d’intervenir en urgence lors des catastrophes mais aussi, ce qui est plus surprenant, pour ce que l’on appelle ici « les grands événements » qui vont précisément du G8 aux Mondial de Natation en passant par le 150e anniversaire de l’unité italienne ou l’Année jubilaire Paoline. En fait un empire qui, au nom de l’urgence, brasse des millions d’euros en dehors de toute règle, procédure ou contrôle de l’administration, du parlement ou de toute autre institution démocratique. Bertolazzo est mis en cause pour les travaux du G8 comme pour ceux de L’Aquila. L’homme que Berlusconi qualifie de héros a-t-il sciemment favorisé des entrepreneurs amis, a-t-il laissé faire des collaborateurs ou n’a-t-il rien vu venir ? De toute manière, sa responsabilité « politique » est engagée même si le président du conseil exclut catégoriquement sa démission. Impossible ici de revenir en détails notamment sur les innombrables comptes-rendus d’écoutes téléphoniques réalisés par les enquêteurs et publiés dans la presse mais différents indices sont pour le moins troublants.

Au-delà des responsabilités individuelles qui vu leur nombre aboutissent à former un véritable système (une « bande » a dit un magistrat), la question de la Protection Civile, comme organisation, est particulièrement emblématique du berlusconisme. Depuis longtemps, Berlusconi se présente comme l’homme « del fare », celui qui « fait » face à ceux qui « parlent ». Il exalte « il fare » porté par le politique-entrepreneur qui s’est « fait » seul. Et pour celui qui « fait », dans l’esprit berlusconien, les règles, les lois et les procédures sont évidemment un empêchement à l’action. Dans cet esprit, la Protection Civile doit jouir d’un statut particulier. Berlusconi voulait transformer ce service public en société anonyme et doter ses dirigeants d’une immunité judicaire permanente. Avec les affaires actuelles et les réticences y compris de ses partenaires, il a échoué dans cette tentative. Mais la loi adoptée la semaine dernière maintient bien les « grands événements » dans la compétence de la Protection Civile. A travers cette institution, en quelque sorte détournée, c’est bien toute l’idéologie « il fare » qui s’exprime. L’urgence réelle ou feinte justifie toutes les dérogations et le pays peut être géré comme une entreprise et sans « frein » démocratique… Le rêve berlusconien ! Le problème est que le « faire » se conjugue avec les « affaires ». Reste à voir si dans l’état actuel de l’hégémonie culturelle de la droite berlusconienne, les Italiens y trouveront à redire.

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