Bruxelles : Théâtre Le Public, jusqu’au 31 janvier et
Charleroi : Palais des Beaux Arts du 17 au 21 février
On a tous connu ces moments privilégiés – presque magiques- où l’on entend prononcer des mots qui incarnent précisément votre pensée, vos sentiments, vos doutes mais que soi-même on n’avait jamais réussi à formuler d’une manière aussi juste et parfois aussi belle. Il y a quelque chose de cet ordre quand on assiste une représentation du « Silence des communistes » tiré des échanges épistolaires entre trois dirigeants de la gauche italienne et « mise en espace » – plutôt que « mise en scène », il tient beaucoup à la différence- par Jean-Pierre Vincent, l’un des plus grands hommes du théâtre contemporain.
« Le Silence des communistes », c’est donc cet échange d’une pensée en mouvement entre trois grands dirigeants politiques de la gauche italienne. Vittorio Foa, écrivain, dirigeant politique et syndical de la gauche non communiste, interpelle deux amis anciens dirigeants – deux intellectuels- importants du PCI, Miriam Mafai et Alfredo Reichlin. Il leur demande le pourquoi du silence des communistes après la disparition de leur parti (en 1991). « Ils étaient des millions dans le monde entier, et aussi en Italie, les hommes et les femmes qui se disaient communistes : permanents, militants électeurs, sympathisants. En Italie, il y a encore un peu de temps, plus d’un tiers se disaient tels, dit Foa. Maintenant ils sont en majeure partie silencieux, leur passé est effacé de la mémoire ». Dans une très belle écriture, faite pour être lue, les protagonistes de cette discussion vont tenter de répondre à cette question sans tabou mais aussi sans certitude. « Nous appartenions finalement à un parti plus problématique qu’affirmatif », dit l’un d’eux. Ils s’interrogent donc sur les – leurs- erreurs du passé : les retards d’analyse, les complaisances vis-à-vis de l’URSS malgré les distances, une certaine arrogance de la « différence » ou l’orgueil de la « supériorité morale ». Un exercice d’intelligence critique mais qui exclut le reniement ou l’autodénigrement, marque d’un grand nombre d’anciens communistes repentis.
Et surtout, ils vont utiliser ce regard sur le passé pour parler du présent et explorer l’avenir. Et cela, ils le doivent sans doute à la culture de ce parti communiste singulier car d’une certaine manière elle leur a toujours appris que la mémoire n’était pas seulement nostalgie mais aussi et surtout un instrument d’avenir. « Le passé pèse lourd, écrit Reichlin : nous devons réussir à la repenser, monter sur ses épaules et ainsi regarder plus loin. » Ils parlent – ils échangent- donc sur l’individualisation de la société qu’ils ont négligée, sur le dépérissement de la valeur « travail », sur la possibilité de civiliser la globalisation. Ils se demandent comment faire évoluer des concepts anciens vers des formes actuelles. Ils confrontent leur culture politique au monde contemporain, se nourrissant de leur expérience historique mais aussi de leur capacité à se remettre en cause. Leur lucidité, parfois amère, n’est jamais désespérée et une sorte de pessimisme actif exclut la démission. « Il reste « la volonté de l’homme », dit Foa. « Nous avons le choix entre un monde des possibles et un monde de l’échec » concluent les trois. Passionnant !
Ce n’est ni une conférence, ni une leçon. Mais « autre chose » : les trois remarquables comédiens – Patrizia Berti, Christian Crahay et François Sikivie ne « jouent » pas vraiment au sens traditionnel du terme. Entre la lecture et une subtile et discrète « interprétation » qui donne une vie intense à un texte d’une très belle langue. Ici la politique est aussi littérature (qui plus est d’une grande accessibilité) et par la parole elle retrouve son sens et sa fonction. Il faut, une fois encore, être gré à Jean Pierre Vincent de nous conduire subtilement sur cette étroite ligne de crête qui concilie le texte et la voix – et le corps-, la pensée et l’émotion dans le sobre mouvement d’une œuvre théâtrale qui laisse toute place à l’intelligence du spectateur-citoyen. Et celui-ci, dans la salle, ne s’y trompe pas : il s’empare du texte.