Dans la grisaille des discrètes commémorations du 40e anniversaire de la Révolution des Œillets (Portugal, 25 avril 1974), Grândola Vila Morena – Le Roman d’une chanson (Editions Aden) [[Mercedes Guerreiro et Jean Lemaitre, Grândola Vila Morena Le Roman d’une chanson, Editions Aden, Bruxelles, 137 p., 12 €.]] brille comme une lumière chaleureuse. Le récit de Mercedes Guerreiro et Jean Lemaitre ravira ceux qui ont vécu cette période et éveillera la curiosité de ceux qui la découvriront. Il plonge même ceux qui ont eu la chance de vivre les événements sur place [[Je suis de ceux-là…]] dans des souvenirs plein d’émotions et même de nostalgie.
Qui se souvient encore qu’en 1974, l’Europe connaissait encore trois dictatures fascistes (la Grèce des Colonels, l’Espagne franquiste et la plus ancienne, le Portugal salazariste) ? Qui sait encore que le coup d’État des militaires portugais qui permit le retour de la démocratie se transforma durant près de deux ans en une immense (et parfois chaotique) effervescence révolutionnaire (nationalisations, réforme agraire, occupations autogérées, alphabétisation…) ? Le dernier matin révolutionnaire de la vieille Europe avant qu’elle ne se donne, elle aussi, à l’ultralibéralisme des années 80.
A travers une enquête minutieuse et un récit enlevé, les deux auteurs nous racontent comment le 25 avril 1974, à minuit 20 minutes et 19 secondes, déjouant tous les pièges de la censure, les animateurs de l’émission « Limite » sur Radio Renascença, diffusent la chanson Grândolà Vila Morena de José Afonso. C’est le signal convenu et orchestré par Otelo de Carvalho et ses amis du mouvement des capitaines, pour lancer l’insurrection militaire qui va mettre à bas, sans coup férir, le régime fasciste et lancer une grande aventure politique. Avec ce « roman d’une chanson », Guerreiro et Lemaitre analysent cet épisode historique mais ils retracent aussi l’histoire de cette chanson mythique, sa naissance à Grândolà dans l’Alentejo, région paysanne de résistance et de révolte.
« Grândola ville brune – Terre de fraternité – C’est le peuple qui commande – En toi cité – (…) Dans chaque coin un ami – En chaque visage l’égalité… » écrit José Afonso – que l’on appelle Zeca. Une chanson qui étrangement échappera à la censure pourtant impitoyable du régime et qui deviendra un cri de ralliement. Il y a aussi – et peut être surtout – dans ce court livre un magnifique portrait de José Afonso. Ce grand chanteur qui ne connaissait pas la musique mais avait fait de l’harmonie une compagne de sa vie. Un homme que les épreuves n’avaient pas épargné, résistant d’une solidité discrète, refusant toutes les compromissions et d’une modestie que le succès n’altéra jamais. Comme bien des acteurs de la révolution des œillets, il avait difficilement vécu la normalisation et le désenchantement qui en suivit. Mais c’était toujours sans amertume. La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était en 1984, chez lui près de Setubal, pour un reportage sur le dixième anniversaire de la révolution. Il était déjà très affaibli par la maladie (il disparaîtra en 1987) mais il parlait toujours avec beaucoup de douceur de l’espoir et de l’enthousiasme qu’il avait vécu avec ses camarades. Sans acrimonie, avec comme une certitude que rien n’était perdu. Aujourd’hui, 40 ans après le 25 avril, « Grândola » est devenu la chanson de la contestation au Portugal [Le 15 février 2013, le Premier ministre portugais est interrompu au Parlement par Grândola Vila Morena chantée par les membres du mouvement « Que se Lixe a Troika » ([Que la troika aille se faire voir).]]) mais aussi en Espagne et dans d’autres pays européens pour les mouvements qui combattent les politiques d’austérité. La chanson vit plus que jamais et c’est le plus bel hommage posthume à « Zeca ».
Il faut (re)découvrir les chansons de José Afonso. [Son [dernier concert au Coliseu de Lisbonne en 1983 et sa discographie complète.]] Il faut lire ce Roman d’une chanson qui porte « le visage de l’égalité ».