Un jour, lors d’une des innombrables polémiques qu’il avait déclenchées, Silvio Berlusconi s’est écrié à l’adresse de ses détracteurs : « ils s’en sont pris à ce que j’ai de plus cher, mon image… » L’increvable Cavaliere exprimait ainsi avec une certaine sincérité ce que la plupart des dirigeants politiques qui comptent ont constamment à l’esprit.
La mort de Valéry Giscard d’Estaing en a encore été une belle démonstration. Les télés ont montré et remontré à l’envi Giscard-footballeur, Giscard-accordéoniste, Giscard et les éboueurs, etc. Heureusement, il y eut pour décrypter le personnage — et son image —, le grand film de Raymond Depardon « 1974 —, Une partie de campagne » qui est une œuvre fondatrice du cinéma direct appliqué à la politique. On connaît l’histoire : Depardon photographe réputé, mais qui n’a, alors, que quelques courts-métrages à son actif réussit à convaincre Giscard de le laisser filmer sa campagne de 1974 dans une totale proximité (par ailleurs exclusive). L’argument décisif de Depardon a été la référence faite au film « Primary » de Leacock, Drew et Penbakker qui en 1960 ont filmé la campagne de John F.Kennedy sur le mode du cinéma direct, avec de longs plans-séquences et surtout avec une prise de son direct. C’est d’ailleurs bien le modèle de Depardon. Cette nouvelle manière de filmer la politique libère l’approche du réel et désacralise les discours convenus pour entrer dans la vérité des candidats-personnages sans user d’une narration démonstrative. Et c’est donc bien ainsi que Depardon va filmer Giscard.
Une parenthèse ici pour contester la légende selon laquelle « Primary » aurait contribué à la victoire de Kennedy. Ce n’est pas un film, aussi fort soit-il, qui décide d’une élection. De la même manière le rappel incessant, après le décès de Giscard, du rôle déterminant qu’aurait eu sa petite phrase lancée à Mitterrand, « Vous n’avez pas le monopole du cœur »[1] sur sa victoire face au candidat de la gauche contribue à surdimensionner ce rôle-là des médias[2] dans l’issue d’un scrutin. Un film qui emporte l’adhésion, une phrase qui fait mouche dans un débat sont le reflet d’une dynamique à l’œuvre, soulignent le rapport de force en cours, mais ne sont pas les instruments décisifs d’une victoire électorale.
Mais revenons au film de Depardon. Le réalisateur s’est souvent expliqué sur le malentendu qui s’est installé d’emblée entre les deux hommes[3]. Giscard, par ailleurs fasciné par Kennedy, voyait dans le film sinon un instrument de propagande, en tous cas un moyen de valoriser sa campagne. Depardon, lui, voyait le cinéma. Il pensait à Rouch et à Marker. Le regard de Depardon est sans parti pris, mais la liberté dont jouit le cinéaste, sa manière de filmer loin de glorifier le candidat font apparaître sa complexité : les longs plans laissent entrevoir un corps subrepticement encombrant, surprennent parfois des mots incontrôlés ou une maladresse face à une popularité soudaine et insoupçonnée.
Mais aussi il y aussi la solitude, la certitude de soi, l’arrogance y compris avec ses collaborateurs que le son direct rend avec encore plus d’acuité… et de cruauté. Naturellement, le film ne pouvait plaire à Giscard qui empêchera sa diffusion pendant 28 ans. Étrangement, Depardon lui avait donné ce pouvoir en acceptant que Giscard soit le coproducteur du film.
« 1974, une partie de campagne » demeure un film essentiel. Il se situe à un moment clef de la représentation politique : entre l’autoritarisme médiatique du gaullisme et l’arrivée de la communication qui fera tout pour aseptiser et domestiquer l’image du pouvoir et de celles et ceux qui y aspirent. Plus tard dans l’exercice du pouvoir et jusque dans la dernière mise en scène de son départ, Giscard confirmera parfois jusque dans le ridicule l’obsession de son image.
Mais parce qu’il se voulait le modernisateur de la société française et parce qu’il pensait comme tous les Princes qu’il maîtrisait cette image, Giscard a laissé ouverte une faille qui en dit plus long que tous les discours sur sa véritable personnalité.
[1] Sept ans plus tard, l’interjection de Mitterrand à Giscard « Vous êtes l’homme du passif », ne sera pas plus déterminante.
[2] Le matraquage médiatique en faveur d’un candidat ou l’éventuelle disparité des moyens de communication et de propagande ont évidemment d’autres conséquences.
[3] Voir notamment le dernier entretien de Raymond Depardon avec Michel Guerrin dans Le Monde de ce 10 décembre 2012
Merci pour cette analyse qui remet les pendules à l’heure sur une facette du personnage Giscard que les éloges post mortem ont peu ou pas évoquée, mettant plus en avant son côté novateur que son narcissisme et sa condescendance d’aristo.
Ce film démontre surtout le degré d’hypocrisie et de narcissisme nécessaires pour arriver au pouvoir en calculant tout, sans jamais être totalement spontané puisque chaque mot, chaque geste, chaque parole pèsera d’un poids qui pourrait s ‘avérer capital. Il y a une image assez symbolique du décalage entre la réalité et les afféteries du candidat qui pense pouvoir tout maîtriser jusqu’à la caricature. Il se coiffe régulièrement en ramenant convulsivement les quelques cheveux qu’il a laissés pousser pour couvrir son crane espérant ainsi donner le change, négligeant qu’il est chauve : c’est très révélateur des mascarades de l’ego que contiennent toutes les campagnes électorales où la forme prend le dessus sur le fond. Par contre je crois que oui, décidément, les phrases-clés et les slogans chocs peuvent faire tout basculer; rappelons-nous les discours de De Gaulle, Roosevelt, Churchill ou Kennedy. Si Mitterrand avait répondu à VGE lui disant qu’il n’avait pas le monopole du cœur que c’est exact mais que lui était au cœur des monopoles, il aurait eu les rieurs de son côté et renvoyé un scud qui l’aurait déstabilisé. Ce qu’il fit sept ans plus tard en disant : vous m’avez traité d’homme du passé mais il est embêtant pour vous qu’entretemps vous soyez devenu l’homme du passif. Je trouve inquiétant que des choix politiques aussi décisifs reposent sur des joutes verbales, en somme fort peu de chose, des détails qui deviennent des leviers de l’Histoire, ainsi le fameux « Je vous ai compris », de 1958 que finalement personne n’a jamais compris ce qu’il signifiait, à commencer par l’orateur lui-même !