L’actualité omniprésente — et omnipotente — du coronavirus oblige, il a fallu plusieurs jours pour que les médias, en dehors de la presse spécialisée, accordent la place qu’elle mérite à une décision qui risque pourtant d’avoir une influence déterminante sur l’avenir de l’Europe. Le 5 mai, la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe rendait, en effet, un arrêt lourd de conséquences sur deux plans. Les juges allemands, dont l’autorité est grande dans un pays dont la culture privilégie le droit sur toute autre considération, ont mis en cause à la fois la politique de la BCE (Banque Centrale Européenne) dans le rachat des dettes des Etats membres et un jugement de la Cour de Justice Européenne (CJUE) qui avait validé les pratiques de la BCE. Ce dernier point pose la question de la primauté du droit européen sur les droits nationaux et pourrait notamment encourager les régimes illibéraux européens à aller un peu plus encore dans la contestation des valeurs juridiques de l’Union.
Mais c’est surtout le premier qui est explosif dans le contexte de la crise actuelle. Il est évidemment assez piquant de voir la Cour Constitutionnelle allemande mettre en cause l’indépendance de la BCE alors qu’elle avait fait de celle-ci son cheval de bataille. Mais il est vrai que les exigences des traités européens ont toujours été à géométrie variable pour les plus influents des 27. Le reproche fondamental adressé à la BCE est de mener une politique de rachat des titres souverains (la dette) sans tenir compte des exigences de proportionnalité prévues dans les traités européens (selon lesquelles le rachat des titres doit être proportionnel à l’importance des économies nationales). Et il est vrai que les efforts de la BCE se sont concentrés sur les pays les plus menacés : l’Italie, l’Espagne, mais aussi la France[1], ce qui est conforme à la logique économique et à l’état des économies respectives. Ces pratiques expriment aussi — sans le proclamer ouvertement — une certaine politique de solidarité entre les « forts » et les « faibles » au sein de l’Union.
Et c’est ici qu’éclatent les contradictions de la politique de l’Union. Elles ne sont pas nouvelles. Depuis 2015 déjà, sous la houlette déterminante de Mario Draghi qui dirigeait alors la BCE, un plan d’acquisition des titres publics[2] à hauteur de 300 milliards d’euros avait été mis en place et a permis de sauver la monnaie européenne. Le 18 mars dernier, le plan anti-pandémie de la BCE prévoit de nouvelles acquisitions pour un montant de 750 milliards. Il est vrai que de fait, depuis 2015, le rôle de la BCE a évolué. Conçue dans une stricte orthodoxie budgétaire, elle était essentiellement vouée à être le gendarme monétariste et anti-inflationniste. Le rachat massif des dettes nationales et, donc, le maintien de taux d’emprunt les plus bas ne correspondent plus à cette logique. Le paradoxe est que les institutions européennes ont du « laisser-faire » la BCE dont la politique permettait de maintenir l’économie à flot, mais qu’elles ont en même temps poursuivi dans la voie des politiques d’austérité. Celles-ci viennent de voler en éclat sous la pression inéluctable de la crise sanitaire. Ce comportement schizophrénique de l’Union ne peut plus résister à la réalité de la crise. Théoriquement, l’étape suivante devrait être la mutualisation des dettes. Ce serait d’ailleurs la suite logique de la politique de la BCE qui déjà accorde des prêts à intérêt quasi nul et sur des périodes très longues. Et c’est tout l’enjeu des négociations actuelles sur le Recovery Fund que l’UE doit créer pour venir en aide aux pays membres après la crise. Les 27 doivent se prononcer sur le montant de ces fonds et, c’est aussi essentiel, sur le fait de savoir s’il s’agit de prêts ou de transferts purs et simples.
Pour l’instant on voit mal comment les 27 pourront s’accorder sur ce dernier point. Et pourtant, c’est sans doute l’avenir de l’Europe qui se joue sur cette décision. Si les pays du Nord (Allemagne, Hollande, pays scandinaves) maintiennent leurs positions en faveur de l’orthodoxie budgétaire, monétaire et économique, s’ils refusent la mutualisation de la dette, l’Europe risque au mieux la paralysie au pire l’implosion. D’une certaine manière l’ultimatum de la Cour Constitutionnelle allemande, qui a donné trois mois à la BCE pour expliquer — et corriger — sa politique, oblige les uns et les autres à se définir sans ambiguïtés. Mais au-delà de la politique de la BCE, la question qui est posée et qui demande une réponse claire et nette est bien celle du maintien ou non de la politique d’austérité. Si son abandon actuel n’est qu’une parenthèse, comme les Libéraux le pensent tout haut et le disent déjà tout bas, le sort de l’Europe risque bien d’être définitivement compromis.
[1] En avril la BCE a acheté 11 milliards de dette italienne, 8,3 milliards de dette française et 4,3 milliards de dette espagnole contre seulement 0,6 de dette allemande.
[2] Plan dit PSPP : Public Sector Purchase Programme