« Rien n’a jamais été photographié qui illustre aussi bien cette période (de la crise des années 30) (…) En mon temps, il y eut des êtres d’exception. J’ai eu le privilège d’en connaître quelques-uns et vous êtes assurément un de ces géants » : lettre de John Steinbeck à Dorothea Lange du 3 juillet 1965.
L’hommage de l’auteur des « Raisins de la colère » à la photographe dont le regard est inséparable de son engagement social, situe Dorothea Lange à sa juste place. Steinbeck s’exprime quelques mois avant la mort de Lange et la grande exposition que lui consacre le MOMA à New York en 1966.
Née en 1895 à Hoboken (New Jersey), Lange se consacre à la photographie dès ses vingt ans. Pendant plus de 10 ans, elle œuvre dans son studio de portraitiste. Mais le spectacle de la rue à San Francisco va bouleverser son regard et sa pratique photographique. « J’ai été réveillée » dit-elle en commençant à photographier les manifestations de chômeurs et de sans-abris. Dorothea Lange devient la photographe de la crise. Ses images sont des icônes. Elle documente la grande dépression comme nul autre et est engagée dans le Farm Security Administration (FSA), qui, dans le cadre du New Deal, aboutit à la création des plus vastes archives photographiques jamais constituées aux États-Unis sur la pauvreté dans les régions rurales.
Le musée du jeu de Paume à Paris[1] rend magnifiquement compte des différentes étapes dans l’œuvre de Lange[2]. L’exposition est divisée en cinq sections : « Les gens que ma vie a touchés », 1932-1934 : elle livre la réalité de la Crise et travaillera avec le sociologue Paul S.Taylor qui intègre ses photos dans ses recherches. Ensuite « L’investigation documentaire — le récit de la migration, 1935-1941 : elle évoque la situation des migrants ayant quitté le Middle West pour la Californie rurale. Misère absolue incarnée par cette “Mother Migrant” sans doute la photo la plus célèbre de Lange. Autre exode : “Une guerre des deux océans” — Les chantiers navals Kaiser, Richmond, 1942-1944. Cette fois elle documente cette autre migration intérieure, celle provoquée au début des années 1940 par l’expansion frénétique des industries, des programmes de formation navale et des organisations de défense militaire dans la région de la baie de San Francisco, en Californie. Désormais toute son œuvre est consacrée aux victimes de la société capitaliste et à la lutte contre la pauvreté et les inégalités. Ce sera encore le cas pour les deux dernières sections de l’exposition : “L’internement des citoyens américains d’ascendance japonaise, 1942” et “L’avocat commis d’office, 1955-1957”. La photographe illustre avec pudeur la détresse de ces Américains internés après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor. Pour elle, il s’agit de l’apogée d’un siècle de racisme dont furent victimes les immigrants asiatiques. Ces images classées “archives militaires” ne seront pas publiées avant 2006. Enfin, toujours du côté des victimes, Lange consacre un long reportage sur la question de l’avocat commis d’office instauré dans certains états américains.
Il y a la fois une totale liberté et une grande sensibilité dans le travail de Lange. L’émotion se traduit dans l’intimité des visages qui acceptent la photographe. La dénonciation des injustices surgit des situations tragiques ou parfois, aussi, ironiques. Elle a toujours su trouver la “bonne distance” qui révèle au plus près le réel en respectant absolument ceux qu’elle fixe sur la pellicule.
“Ma façon d’aborder les choses repose sur trois considérations, disait Dorothea Lange, D’abord, pas touche ! Quel que soit le sujet photographié, je n’agresse pas, je ne falsifie pas et je n’organise pas les choses. Ensuite, le sentiment du lieu. Quel que soit le sujet photographié, je m’efforce de le représenter comme faisant partie de son environnement, comme ayant des racines. Enfin, la notion du temps. Quel que soit le sujet photographié, je m’efforce de le montrer comme ayant sa place dans le passé ou dans le présent.” Il faut voir le travail de celle qui fut une des rares femmes photographes reconnues de son vivant et qui nous donne toujours à voir la richesse d’une esthétique et la rigueur d’une éthique de l’image.
[1] C’est la dernière manifestation organisée sous l’égide de Marta Gili qui a dirigé je Jeu de Paume durant 12 ans et qui, à travers 180 expositions, en a fait un haut lieu de la photographie.
[2] « Dorothea Lange, Politiques du visible » jusqu’au 27.01.2019 JEU DE PAUME CONCORDE WWW.JEUDEPAUME.ORG #DorotheaLange
(*) Pour toutes photos : copyright The Dorothea Lange Collections, the Oakland Museum of California
Toward Los Angeles, California, 1937