« Je voyais dans le doute une ouverture à la complexité du monde. Oui, je vivais le plaisir du doute ».
« Le plaisir du doute », c’est ainsi que s’exprimait dans ses Mémoires, Pietro Ingrao à propos d’un épisode essentiel de sa vie de communiste italien quand en 1966, il avait revendiqué devant le XIe Congrès du PCI, « le droit au désaccord » battant ainsi en brèche le sacro-saint principe du « centralisme bureaucratique ». Ingrao fut naturellement battu et mis momentanément à l’écart de la direction du parti. Il conclut ce jour-là par ces mots qui ne pouvaient résonner que comme une autre provocation : « Je ne serais pas sincère, Camarades, si je vous disais que vous m’avez persuadé »…. Ainsi était Pietro Ingrao, à la fois, intellectuel hérétique et militant fidèle de ce parti à nul autre pareil qu’était le PCI et qui seul dans l’histoire du communisme pouvait accueillir cette incarnation du « doute critique ». Mais ce doute, antidote de l’orthodoxie, s’accompagnait d’une certitude : la nécessité de « l’horizon communiste ». Le réaliste était inséparable du rêveur.
Ingrao avait eu 100 ans en mars dernier. Il est mort ce 27 septembre. Militant antifasciste, résistant, entré au PCI en 1940, il fut la conscience critique de la gauche de son parti. Il n’est aucun dirigeant de cette gauche communiste qui ne fût, un moment au moins, « ingraien ». Cette culture du doute qui faisait sa force fut aussi sa faiblesse. En deux moments historiques pour l’histoire du mouvement communiste italien, il préféra la fidélité au parti qui était l’autre face contradictoire de cette personnalité que l’on ne pouvait enfermer dans des schémas rigides. En 1969, il se prononça pour l’exclusion du parti de ses amis de la tendance de gauche du « Manifesto » (parmi lesquels Rossanda, Pintor, Magri, Castellina). Sans doute fallait-il voir aussi dans cette attitude, qu’il regrettera plus tard, la conviction profonde que seul un parti de masse peut exercer une fonction révolutionnaire et en cela il restait fidèle au parti de Togliatti et Berlinguer. Avec une autre et haute exigence : la participation des masses à l’élaboration de la politique.[[ Voir « Masse e Potere »(1977) et « Crisi e Terza Via » (1978), Editori Riuniti, Roma 2015 ( Réédition)]] En 1976, après la grande victoire électorale du PCI (sans vrais lendemains), il fut le premier communiste à occuper la fonction de Président de la Chambre.
En 1989, principal opposant à l’auto dissolution du PCI et à l’abandon de la référence « communiste » proposée par Achille Occhetto et la majorité de la direction, face au rapport de force défavorable, il abandonna finalement la partie et demeura (jusqu’en 1993) au sein du parti – le PDS- qui succéda pour quelques temps au PCI. Mais dans cette dernière bataille, il avait résumé son credo politique. Au Congrès de Bologne (mars 1989) qui devait décider du sort du parti, Pietro Ingrao fit vibrer une dernière fois toute la salle (y compris ses adversaires, les partisans du « tournant ») quand il plaida avec flamme et grandeur pour la nécessité de garder ouvert « l’horizon communiste », de maintenir « un point de vue » communiste, le seul en mesure de ne pas être soumis aux logiques du marché. Dernière bataille, ultime défaite qui sonnait la fin du communisme italien. [[Voir « A la recherche du parti perdu », Hugues Le Paige, Revue Radikal, septembre 2013.]]
Sans doute aujourd’hui inconnu au bataillon des jeunes militants politiques, y compris en Italie, Pietro Ingrao laisse pourtant une trace majeure. Partisan prémonitoire d’une troisième voix ( « la terza via ») – [[Naturellement rien à voir avec l’appellation utilisée plus tard par Blair, Shroeder et consorts]] qui refusait à la fois le socialisme « réel » et le capitalisme et qui s’enrichissait de réflexions mettant en « doute » le productivisme et intégrant les mouvements pré-écologiques et sociétaux, la pensée d’Ingrao mérite toujours un détour.
Il incarnait la noblesse en politique. Poète et passionné de cinéma, orateur rigoureux ET charismatique, aimé du peuple communiste ET salué par les intellectuels, Ingrao était toujours double. « L’horizon communiste » qu’il avait défendu jusqu’au bout, il l’avait résumé dans le titre de son autobiographie : « Je voulais la lune »…. [[Volevo la luna, Pietro Ingrao, Einaudi, 2007]]