Quand le temps aura passé et que les observateurs de la chose publique (« les professionnels de la profession » comme disait Godard) auront repris leurs esprits, ils se pencheront peut-être avec stupéfaction et angoisse (rétrospective) sur le déroulement de la précampagne électorale des présidentielles de 2022. À moins qu’ils n’aient plus désormais qu’à solder les comptes lugubres de ce qu’elle aura produit.
La France a toujours été une République sondagière, préférant plus que toute autre nation les (très légers) frissons à bon compte que lui procurent les innombrables enquêtes d’opinion, d’intentions de vote et de popularité. Mais aujourd’hui elles sont encore plus omniprésentes, jamais aussi parcellaires et biaisées, sondant sur la moindre prise de position d’un candidat non déclaré, lui attribuant quasi quotidiennement de potentiels lauriers électoraux et orientant de fait la totalité du débat électoral sur ses propos et ses positionnements. Parfois une réaction de simple bon sens intervient. Ainsi face à l’hypertrophie des sondages le quotidien Ouest-France a décidé de n’en réaliser aucun sur la campagne présidentielle. Son rédacteur en chef, François-Xavier Lefranc, s’en expliquait ainsi : « On a tout vu ces derniers temps, des sondages mis à toutes les sauces, des personnalités politiques cherchant désespérément une légitimité dans les pourcentages des dernières études d’opinion, des sondages faisant ou défaisant le deuxième tour de l’élection présidentielle, des cadors du petit écran gonflés à l’hélium des mesures d’audience devenir des stars politiques déjà qualifiées par les sondages avant même d’être candidats. (…) Le temps passé à commenter les sondages détourne les personnalités politiques et les médias de l’essentiel : la rencontre avec les citoyens, l’échange approfondi, le débat d’idées, l’écoute de ce que vivent les gens au quotidien, de leurs inquiétudes, de leurs espoirs. L’obsession sondagière empêche les uns et les autres d’écouter la diversité du pays, de ses habitants, de ses territoires. Elle nous berce d’illusions et nous aveugle. Elle nous fait prendre des vessies pour des lanternes »[1]. Voilà qui est bien dit.
Les sondages ont, il est vrai, leurs partenaires privilégiés que sont les chaînes d’information continue qui, elles, sont désormais les véritables chefs d’orchestre de la partition présidentielle. CNews est évidemment à l’avant poste : après avoir couvé le Zemour « éditorialiste », elle assure le fonds de commerce du non-candidat. Il faut dire qu’avec les émissions et les animateurs d’une telle chaîne, l’extrême droite n’a plus besoin de service de presse. Les invités sont à l’unisson. C’est à celui – ou à celle — qui sera le plus à droite. La surenchère sur l’insécurité, l’Islam, l’immigration a encore de beaux jours devant elle. De temps en temps, sous les quolibets de l’animateur, une voix timidement progressiste ou simplement humaniste vient jouer les « idiots utiles » du pluralisme boloréen. Certes CNews est la caricature grimaçante du modèle, mais même si c’est avec quelques précautions d’usage, les autres chaînes du genre (BFM-TV ou LCI) ne délivrent pas un autre message. Désormais ce sont elles qui fixent l’agenda et les thèmes de la campagne et ce sont ceux de l’extrême droite la plus offensive. Rares sont les médias — et les candidats — qui y résistent. Cela fait plusieurs décennies que, sous le signe du marché, la télévision a entamé — et accompli — son entreprise de « spectacularisation » de la politique. Mais c’est sans doute la première fois dans l’histoire médiatique d’une démocratie européenne que le spectacle est désormais ainsi ouvertement assigné et assuré par l’extrême droite. Est-on vraiment conscient de ce que représente ce tournant dans une campagne présidentielle en France ?
[1] Ouest France, 23 octobre 3021
https://www.ouest-france.fr/elections/presidentielle/editorial-presidentielle-2022-les-sondages-inquietantes-derives-87978474-32ef-11ec-a99b-9345f1757da3
La manière dont « Le Soir » et « La Libre » semblent de plus en plus fascinés par l’irrésistible ascension de Georges-Louis Bouchez m’inspire d’assez vives inquiétudes aussi … Il est moins malsain que Zemmour, certes, mais la manière avec laquelle il a complètement mis le MR à sa botte mérite une analyse. Surtout que les Hervé Hasquin et Louis Michel (cautions « morales » de ce parti) le regardent avec des yeux énamourés. Bientôt une chronique à ce sujet ?
Le suicide de la démocratie libérale
boloréen peut-être plutôt que boroléen, non? Hors ça bravo au confrère de Ouest-France qui en peu de lignes dit très clairement la chose…et pose un acte fort. Sera-t-il suivi? That’s the question!
Rectifié ! Merci.
Je pense que la bonne question à se poser est : à qui profite le crime ? La réponse doit à mon avis être cherchée du côté de ceux qui offrent à ces personnages malsains (le Z comme Zorglub et d’autres) une aussi large tribune …
La réaction du rédacteur en chef de Ouest-France est salutaire mais tellement isolée dans le paysage médiatique que cela en devient inquiétant. Quand on voit le désintérêt croissant du citoyen lambda pour la politique et le processus électoral, ces sondages, qui se réduisent à marteler la promotion des compétiteurs les plus visibles de la part des chaînes d’info continue, transforment cette campagne présidentielle en une guerre publicitaire comme celle que se livrent les grandes marques de produits de consommation. Résultat: un décervelage progressif et dangereux de l’électeur potentiel.
Les sondages ont évidemment une connotation particulière dans un système politique présidentiel où il suffit d’un petit quart (voir un cinquième) des votants pour finir par emporter toute la mise. En Belgique, pour qu’un sondage importe, il faut un vrai déplacement d’opinions (fût-il momentané et versatile).
Certes, les sondages sont souvent fantasmés (par ceux qui les lisent, pas par ceux qui les réalisent et qui ont souvent une meilleure appréhension de ce qu’ils peuvent indiquer ou pas) mais ce ne sont pas eux qui rendent la France malade : ils ne sont qu’un des symptômes.
Je suis évidemment d’accord, Cher Marc, les sondages sont un symptôme mais leur démultiplication et l’usage qu’en font certains médias peuvent jouer un rôle » d’accélérateur de légitimité ».
La « comédie des sondages » enfle dans une relative indifférence , ce qui rend remarquable la décision de François -Xavier Lefranc.
Il ne me semble pas que les candidats de la gauche éparpillée (pour moi suicidaire) , ni les autres, dénoncent ( ou alors ils le font très discrètement) la « spectacularisation de la vie politique « .
Cependant, les aspirations sociales ,les voix citoyennes qu’ils pourraient mettre en débat sont bannies de cette pré-campagne présidentielle,
Cela dit sans minimiser des efforts pour éclairer les enjeux .
Il y a des décennies que des militants et de grandes voix intellectuelles s’émeuvent ,alertent mais sans avoir, hier comme aujourd’hui , l’ audience attendue
Tout ça est assez désespérant.
Merci cher Hugues de tes regards et analyses politiques et culturels (je pense à tes évocations- cf tes blogs – d’oeuvres ,figures d’acteurs/actrices
du monde de l’art et de la culture)
Bé Prédair ,