Après Gênes, reposer la question de l’État ?

Au fil des jours et au-delà des polémiques, deux constats se confirment. La tragédie du pont Morandi était bien annoncée. Les avertissements des experts, les témoignages des habitants, les mesures tardives prises par la société Autostrade elle-même : tout concorde pour affirmer que la catastrophe était prévisible. Ensuite, les propos du gouvernement populiste et d’extrême droite sur une révocation immédiate de la concession autoroutière ont tout de la bravade. Les termes de la convention et les règles juridiques ne permettent pas une décision de ce genre sans enquête préalable sur les responsabilités. Pour contourner l’obstacle, le gouvernement envisagerait le vote d’une loi pour annuler la concession, mais la plus grande incertitude juridique et constitutionnelle est de mise. Bras de fer et rapports de forces démontreront quelles sont les véritables intentions du gouvernement Salvini-Di Maio dans ses relations avec les puissances financières et dans sa défense affirmée de l’intérêt public.

Salvini durant les funérailles de Gênes…

La question du rapport public/privé et plus précisément des privatisations à marche forcée que l’Italie a menée dans les années 90 est bien au centre du drame de Gênes. Il faut rappeler que c’est le centre gauche qui a mis en œuvre et finalisé sans état d’âme la vague de privatisations qui ne concernait pas que les autoroutes. En quelque sorte, mais sur une plus grande échelle, une politique que Elio Di Rupo et les socialistes belges qualifiaient à l’époque de « consolidation stratégique ». Jusqu’au début des années 90, avec l’IRI (Institut pour la Reconstruction Industrielle)[1], l’état italien contrôlait une large part du secteur industriel et financier (chantier naval, hydrocarbures, sidérurgie, télécoms, transports dont les autoroutes, etc.). L’hégémonie culturelle et idéologique libérale qui triomphe à partir des années 80/90 a effacé cette partie de l’histoire économique de la mémoire historique, mais le rôle et la puissance de l’IRI ne sont pas étrangers à que l’on a appelé le « miracle économique  italien » qui est aussi dû naturellement à une série d’autres facteurs. En tous cas, l’Italie était alors l’état capitaliste qui disposait de la plus grande force d’intervention directe dans la production : un holding public d’une puissance inégalée. Même si la bureaucratie politique et la répartition des pouvoirs — la « lotizatione » — entre les forces dominantes de l’époque (DC et PSI) bridèrent l’efficacité de l’IRI.

À partir de 1993, sous le gouvernement Ciampi[2], Romano Prodi — futur premier ministre de l’Olivier — dirige l’IRI et est chargé de son démantèlement qu’il mènera à bien autant par conviction que sous la pression européenne. Dans ce cadre, il entame la privatisation des autoroutes qu’il poursuivra comme président du conseil en 1995 et qui sera achevée par son successeur, en 1998, Massimo D’Alema, ancien dirigeant historique du PCI. La boucle du centre gauche et des privatisations est bouclée… L’ancienne société publique « Autostrade » est vendue en 1999 : 70 % des actions mises sur le marché et Benetton s’empare des 30 % restant comme actionnaire de référence pour un investissement de 2,5 milliards €. C’est la poule aux œufs d’or. En 12 ans Autostrade distribue pour 10 milliards de dividendes. Le titre de la société s’envole. Les tarifs augmentent de 70 % (pour une inflation globale d’environ 25 %). La convention de concession est un véritable contrat léonin. Il prévoit une reconduction quasi automatique jusqu’en 2038. Les travaux de maintenance et de sécurité sont « autocertifiés » par la société. Il n’y a donc pas de contrôle public : les autoroutes privées échappent aux compétences de l’autorité de contrôle indépendant des transports créés en 1995… Aucun gouvernement, quelle que soit sa couleur politique [centre-gauche, Berlusconi, « technique »] n’y trouva à redire. Le PD dont les dirigeants ont été hués aux funérailles de Gênes fera-t-il sur ce chapitre [et sur quelques autres] un examen de conscience ? Le gouvernement Salvini-Di Maio dont l’antiétatisme est constitutif de son identité ira-t-il au-delà de la rodomontade  destinée à répondre à la douleur et à la colère du peuple italien ? Bien plus que les polémiques politiciennes, voilà deux questions centrales pour l’avenir de la démocratie italienne.

[1] L’IRI —Istituto per la Ricostruzione Industriale) été créé en 1933 par le régime fasciste pour sauver les banques italiennes menacées de faillite. Ayant racheté ces banques l’État devint propriétaire d’une grande partie du secteur industriel. L’IRI fut ensuite confirmé dans ses missions par les gouvernements démocratiques.

[2] Gouvernement qui comprend notamment la Démocratie Chrétienne, le PDS (héritier du PCI), les Libéraux, les Socialistes et les Verts, sous la houlette de l’ancien gouverneur de la Banque d’Italie.

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