« Peuplecratie », La métamorphose de nos démocraties, Ilvo Diamanti et Mac Lazar, Gallimard, 188 p.,2019.
« Les populistes donnent la prééminence absolue au peuple souverain et, pour les combattre, les autres acteurs politiques se proposent à leur tour, même s’ils demeurent attachés à la démocratie libérale et représentative, d’incarner le peuple. » Cette « contamination » des partis traditionnels, y compris ceux dits « de gouvernement » par le populisme est au centre de la réflexion des auteurs de « Peuplecratie ». Car au succès des populismes eux-mêmes, il faut ajouter la capacité qu’ils ont eue d’investir le champ politique et de contraindre ceux qui veulent les combattre d’adopter une partie au moins de leurs comportements et notamment celui d’être non plus la représentation, mais l’incarnation du peuple. Cette première phrase, extraite de la conclusion de l’ouvrage, résume donc bien l’analyse que nous livrent leurs deux auteurs, spécialistes reconnus du populisme en France et en Italie. Pour eux, « la peuplecratie résulte (donc) d’un double processus. D’une part, l’ascension des mouvements et partis populistes ; de l’autre, par effet de contamination, la modification des fondements de nos démocraties ».[1] On peut être en désaccord avec certaines prémices idéologiques ou politiques qui fondent leurs analyses,[2] mais Diamanti et Lazar ont le grand mérite de nous livrer un panorama très complet du populisme contemporain et de ses racines historiques en France et en Italie.[3] Ilvo Diamanti est professeur de science politique à l’université d’Urbino et directeur de l’institut d’analyse de l’opinion publique, Demos&Pi. Il éclaire, par ailleurs très régulièrement, les lecteurs de La Repubblica de ses commentaires. Marc Lazar est professeur d’histoire et de sociologie politique et dirige également le Centre d’histoire de Science Po à Paris. Il a également enseigné en Italie dont il est un des meilleurs spécialistes français. Pour comprendre ce phénomène politique sans doute l’un des plus importants dans le monde contemporain, il était intéressant de le comparer dans deux pays proches, mais fondamentalement différents sur un point essentiel. Comme ils le notent : « Les mouvements populistes en France sont le fruit d’une identité nationale forte, enracinée dans le temps alors qu’en Italie ils résultent d’un déficit d’identité nationale ». Avant d’évoquer plus en détail le contenu de cet ouvrage, on peut s’interroger sur la nécessité de faire surgir ce nouveau concept [4] de « peuplecratie » inventé par Ilvo Diamanti alors que ce néologisme rencontre en fait les définitions des différents populismes actuels. Mais sans doute permet-il de mettre mieux en évidence l’importance primordiale de cette expression politique actuelle.
L’Italie, laboratoire et catalogue des populismes
Si les populismes français et italiens sont également étudiés, ici, on s’attachera surtout au second. Parce qu’il est moins connu du public francophone et que, comme le soulignent les auteurs, l’Italie est bien « un laboratoire, et, en même temps un catalogue des “nouveaux populismes” et des “néo-populistes” ». Laboratoire, l’Italie l’avait déjà été pour la gauche dans les années 70, avec le PCI et l’Eurocommunisme, pour la droite avec l’irruption du berlusconisme dans les années 90. La voici à nouveau dans cette posture avec le double populisme de la Lega et du M5S (Cinque Stelle). Ces deux derniers ayant constitué, durant 11mois, le premier gouvernement populiste d’un pays fondateur de l’Union Européenne, voilà une raison supplémentaire de focaliser sur l’Italie.
Avant d’y venir, on ne retiendra de la situation française que le cas de figure qui illustre un quasi-consensus des chercheurs en science politique selon lequel le populisme n’est pas une idéologie, mais une rhétorique et un style politique qui s’appliquent à une idéologie préexistante.[5] Même si celle-ci peut être remodelée par le discours populiste. En France, le Rassemblement National de Marine Le Pen et la France Insoumise de Jean Luc Mélenchon sont tous deux qualifiés de “populiste”, étiquette qu’ils revendiquent d’ailleurs l’un et l’autre. La comparaison s’arrête là, car naturellement les deux partis défendent des valeurs antinomiques. L’un et l’autre mettent le “peuple” — sacralisé- et son unité au centre de leur discours, ils dénoncent également les élites (“l’établissement”, pour les uns, la “caste” pour les autres) et la mondialisation et donnent au leader la place primordiale dans leurs mouvements respectifs. Enfin, au nom précisément de l’unité du peuple, ils entendent dépasser les frontières naturelles de leur électorat respectif. Avec Marine Le Pen, souligne l’ouvrage, le FN (RN) est devenu « national-social populiste » même s’il conserve les fondamentaux de l’extrême-droite. Mélenchon, lui, explique dès 2017 que son “défi n’est pas de rassembler la gauche, étiquette bien confuse, mais de fédérer le peuple”.[6] Mais même si la France Insoumise en récuse l’étiquette, ce sont bien les valeurs de la gauche qui restent, pour l’essentiel, les siennes. Des discours peuvent se croiser, des mots se partager et des dénonciations s’épouser : il y a, et il aura toujours, un populisme de gauche et un populisme de droite.
La ligue : la « mère » des populismes italiens
Dans l’après-guerre, la France a connu le “poujadisme” et l’Italie le “qualunquismo” (uomo qualunque, homme quelconque), mouvements parallèles et éphémères qui traduisent des deux côtés des Alpes un rejet des partis et de la politique et qui, de ce point de vue, anticipent les populismes contemporains. On trouvera bien d’autres racines historiques qui précèdent et suivent ces épisodes fondateurs. À la fin du XXe siècle, l’Italie connaît une évolution majeure avec l’effondrement des partis de masses qui dominaient la scène politique depuis l’après-guerre. Au début des années 90, l’omnipotente Démocratie-Chrétienne, et accessoirement son rival et allié, le PSI, sont décapités par l’opération Mains Propres des magistrats de Milan. De son côté, après la chute du mur de Berlin, le PCI choisit l’autodissolution pour se reconvertir en un hypothétique centre gauche. L’irruption de Silvio Berlusconi et de son parti-entreprise et “parti personnel”, Forza Italia, va combler le vide politique durant deux décennies. Ce parti, disent justement les auteurs “est génétiquement et sémantiquement populiste. Car son identité se reproduit par le truchement d’un rapport direct entre le chef et le (et son) peuple.” Un chef-entrepreneur qui “s’est fait” tout seul et veut convaincre ce peuple qu’il peut en faire de même. La toute-puissance des télévisions berlusconiennes qui ont imposé à la fois un langage et une vision ultra individualiste de la société survivra à la carrière politique déclinante de celui que l’on nommait “Sua Emittenza”. Ce “populisme télévisuel” comme certains l’ont appelé n’a pas encore épuisé sa force hégémonique. Mais pour les auteurs de “Peuplecratie”, “la mère” des populismes italiens de ces trente dernières années », c’est la Ligue du Nord, autre parti « personnel », créé par et pour Umberto Bossi et qui « possède une identité forte et marquée : anticentraliste et antiromaine » mobilisant les classes moyennes du Nord. Mais la Ligue connaît des fortunes diverses et des scandales financiers qui marginalisent son leader. C’est Matteo Salvini qui relance la Ligue (qui n’est plus du Nord) à partir de 2014 et qui, sous le signe d’un lepénisme revendiqué, en fait un parti à la fois national, souverainiste, eurosceptique, sécuritaire et anti-immigré avec le succès que l’on sait.[8] Un succès qu’il doit certainement à l’association d’un « niveau élevé de mobilisation politique traditionnelle à une habile utilisation des réseaux sociaux ».
Un cas exceptionnel : le mouvement 5 étoiles
Restent les populistes du Mouvement 5 étoiles (M5S) fondé par Beppe Grillo et Gianroberto Casaleggio[9], « un profil qu’on peut bien qualifier d’exceptionnel ». Mouvement « attrape-tout » qui recrute électoralement dans tout le pays, même si son implantation s’est progressivement méridionalisée, et idéologiquement aussi bien à droite et gauche que chez les abstentionnistes. À la base, fortement imprégné d’écologie et refusant la fracture gauche/droite, le M5S a tenu des discours idéologiquement diversifiés s’opposant à l’état, aux services publics et aux syndicats et n’hésitant pas à prendre des accents anti-immigrés. En 2014 et 2018, il a cependant été un refuge électoral pour des électeurs de gauche qui avaient déserté le PD. Mais cet « anti-parti » est aussi, comme le notent les auteurs, un « non-parti (in) défini par son non-statut, et dont le siège consiste en l’adresse Web www.beppegrillo. Autrement dit un non lieu. »[10] Mouvement « personnalisé et même, lui aussi, “personnel”, les Cinque Stelle combinent, comme La République en Marche (LREM), en France, “une forte verticalité autour du leader, et une grande horizontalité, au nom de la démocratie participative supposée se réaliser aisément via le numérique”. Mais cette combinaison s’est révélée un élément de faiblesse face à Matteo Salvini et La Lega qui eux combinent plutôt réseaux sociaux et implantation territoriale classique. Et on a vu lors du gouvernement inédit qui regroupait les deux formations populistes de juin 2018 à septembre 2019 que Salvini imposait sa ligne politique à ses partenaires/concurrents et confortait son capital électoral à leur détriment.[11] Durant une période, le M5S a été le réceptacle de la protestation sociale qui avait perdu ses relais traditionnels, le centre gauche s’étant coupé des couches populaires par sa politique sociale libérale. Contrairement à d’autres pays où cette protestation s’est traduite dans des mouvements sociaux, « la trajectoire de l’Italie a eu ceci de particulier qu’elle a vu la défiance s’institutionnaliser directement en un parti — le Mouvement 5 étoiles- sans passer par la phase de mobilisation de masse ». [12] Ce qui, d’une certaine manière, a constitué à la fois la force et la fragilité du M5S.
Renzi, le populiste institutionnel
Du côté des partis traditionnels, le PD (Parti démocrate-Centre gauche) avait été le premier à instaurer des primaires pour s’adapter à la personnalisation de la vie politique imposée à la hussarde par Silvio Berlusconi. Sous la direction de Matteo Renzi, de 2013 à 2018, le PD devient un parti ‘personnel’. Le maire de Florence qui sera Premier ministre de 2016 à 2018 suite à des manœuvres de couloir fait du PD un parti personnel. On l’appellera d’ailleurs le PDR, Le Parti de Renzi. Homme pressé, il s’était présenté comme le ‘rotomatore’[13] celui qui envoyait ‘à la casse’ les anciens cadres du PD issus du PCI. Pur produit de la démocratie chrétienne la plus traditionnelle, Renzi veut apparaître comme un champion de l’antisystème et s’engage dans un ‘renouveau’ idéologique du ‘ni gauche, ni droite’, précédant dans cette voie le futur président français. Sa politique largement inspirée du blairisme éloignera l’électorat populaire du PD. Après quelques déboires, mais toujours omniprésent sur la scène politique, Renzi ira jusqu’au bout de sa logique de la personnalisation en quittant le PD et en fondant, en octobre 2019, son propre parti ‘Italia Viva’. Celui que l’on avait appelé à une époque ‘Renzusconi’, en raison de ses accointances ponctuelles avec le fondateur de Forza Italia, représente parfaitement l’homme politique traditionnel qui se pare des atours du populisme pour le concurrencer sur son propre terrain.
C’est bien parce qu’ils prennent en considération ‘la réalité fort complexe’ des populismes que Diamanti et Lazar affinent au mieux leurs analyses. Réalité complexe et parfois paradoxale qu’illustre bien un des phénomènes constitutifs des populismes contemporains, celui ‘de l’antipolitique qui comporte deux grandes dimensions, l’une le rejet de toute politique, l’autre l’aspiration à une autre démocratie ; deux dimensions qui peuvent être antagonistes ou, au contraire, concomitantes. Or les populismes, avec des modalités très variables, sont précisément à la croisée de ces deux tendances. Et ce faisant, ils déterminent l’évolution de l’ordre démocratique’. On a déjà vu que le populisme ‘contaminait’ y compris les partis de gouvernement qui adoptent des discours ‘antisystèmes’, et contre nature, et se plient aux exigences de la ‘démocratie immédiate’, ‘sans médiations ni médiateurs’. Macron, en France et Renzi en Italie en ont été des exemples parfaits. D’une certaine manière, on peut dire que le populisme est devenu hégémonique et que les partis traditionnels jouent avec le feu en pensant qu’il suffit de s’adapter à son discours pour le combattre. Ils admettent ainsi leur impuissance et reconnaissent leur défaite.
Le populisme-refuge
Diamanti et Lazar notent justement que ‘le populisme est apparu et apparaît toujours dans des périodes de fortes incertitudes, des moments traumatiques et des phases de crise. Des crises économiques et sociales avec leur lot de détresse, d’angoisse, de radicalisation chez les groupes menacés et souffrants. Des crises culturelles lorsque des changements de comportements et de valeurs bouleversent les habitudes, les mœurs et les coutumes. Enfin des crises politiques, lesquelles relèvent de l’exceptionnel, de l’inattendu, de l’imprévu, de l’inédit et au cours desquelles la légitimité des gouvernants est contestée par les gouvernés qui ne se sentent plus représentés par les premiers’.[14] Qu’on le nomme ‘populisme’ ou qu’on le baptise ‘peuplecratie’, il s’agit aussi d’un cri d’alarme, d’un appel à la protection face à la précarisation et à l’insécurité sous toutes ses formes. Et l’insécurité sociale n’est pas la moins importante. Il faut sans doute encore insister davantage sur cet aspect pour évaluer le succès des populismes, particulièrement en Europe de l’Ouest. Quand les défenseurs naturels des classes défavorisées ‘oublient’ le sens premier de leur existence, quand la gauche se convertit au social libéralisme et l’applique avec encore plus de conviction… et d’efficacité que la droite, alors, oui, les portes sont grandes ouvertes au populisme à qui est laissé le monopole d’une protestation qui n’a jamais été aussi légitime.
[1] « Peuplecratie » p.20
[2] Pour illustrer la pensée des auteurs, cet exemple : évoquant la colère populaire et les inégalités sociales en France, ils ajoutent « Il reste à voir si l’élection d’Emmanuel Macron est en mesure de changer en profondeur la donne. C’est bien là l’un des enjeux fondamentaux de son quinquennat » (p128). Il ne leur apparaît pas que la politique de Macron a précisément attisé la colère et augmenté les inégalités.
[3] Même s’ils nous offrent aussi quelques incursions et références ailleurs en Europe, notamment de l’Est.
[4] À noter que l’ouvrage a été initialement publié en italien sous le titre « Popoolcrazia, Le metamorfosi delle nostre democrazia, Laterza &Figli, 2018
[5] Voir aussi à ce sujet les analyses de Jean Faniel http://www.crisp.be/2017/09/populisme-pas-ideologie-mais-style-politique/ ainsi que les travaux de Jérôme Jamin : http://www.jeromejamin.be/
[6] Voir les pages 89 à 96
[7] Synthèse de eminenza « éminence »et emittenza, « émetteur »
[8] Aujourd’hui en dépit de l’échec de sa stratégie visant à imposer des élections anticipées en provoquant la crise gouvernementale d’août/septembre 2019, La Lega reste dans les sondages (confirmant son score aux élections européennes et locales du 26 mai 2019, et de loin, le premier parti d’Italie avec de 33 à 34 % des intentions de vote.
[9] « Homme de l’ombre du mouvement », fondateur et propriétaire des structures informatiques qui régissent la vie du mouvement, aujourd’hui décédé, mais dont le fils Davide est l’héritier.
[10] Op.cit. p.136
[11] Lors des élections européennes et locales de mai 2019, la Lega inversait la tendance des législatives de 2018. Le parti de Salvini passait de 18 à 34,26 % tandis que le M5S descendait de 32,7 à 17,06.
[12] Op.cit. p.128
[13] Le « casseur »
[14] Op.cit. p31 et 32
Passionnant !
Il y avait dans Le Monde un article très documenté sur Casaleggio, père et fils et cette façon d’utiliser le vote par internet et l’argent des adhérents.