A propos de « Margherita – une enfance sicilienne » , récit de Carmelo Virone Editions du Cerisier, Cuesmes, 2024, 141p, 16,00 €
Il y avait comme une urgence. Retrouver les traces de la jeunesse sicilienne de Margherita avant que sa mémoire défaillante ne lui échappe. Elle avait 90 ans quand Carmelo Virone, son fils, écrivain et essayiste, entreprit donc de retracer cette vie déjà oubliée. Margherita n’a jamais beaucoup parlé. Et c’est donc dans des entretiens où se mêlaient le sicilien, l’italien et le français, bribes après bribes, dans les creux et les répétitions, que l’auteur a retrouvé les fils d’une « enfance sicilienne ». Les enfants de l’immigration italienne ont été nombreux à enrichir la littérature belge. On se souvient notamment de la fameuse « Rue des Italiens » de Girolamo (Toni) Santocono[1]. Mais ici Virone prend le parti de n’évoquer que l’enfance vécue en Sicile avant que sa mère ne quitte la petite ville de Favara non loin d’Agrigento en compagnie de son mari, Calogero qui travaille dans la sidérurgie à Liège où naitront Carmelo et sa sœur.
Le récit entremêle heureusement l’intime — le regard de Margherita sur son enfance — et la description de la vie dans un village sicilien du début du XXe siècle. Un mélange habile de l’observation des sentiments et de l’analyse d’une micro société qui semble hors du temps, mais dont les règles ont bien rythmé — et rythment encore sans doute — l’existence des habitants de Favara. L’association était risquée : l’écriture de Carmelo Virone lui donne sa cohérence.
La famille de Margherita n’était pas vraiment pauvre, pas riche non plus. Son père avait émigré aux États-Unis d’où il revint avec un pécule qui lui permit d’acheter une maison, de fonder une famille… et un petit commerce. Margherita n’a que 5 ans quand elle perd sa mère. Elle garde le chagrin des habits noirs qu’elle est contrainte de porter longtemps. Dans cette société patriarcale règne la tyrannie des hommes. « Padre, padrone » s’écriera Margherita quand elle évoque sa (non) relation avec ce père égoïste qui traite ses filles comme des servantes sacrifiées pour que leur frère puisse faire des études universitaires. Les fêtes religieuses sont parmi les rares moments de distraction avec plus tard le bal à la Maison Civique quand Margherita a parfois le droit d’accompagner un frère ou un cousin. Les saisons, les cultures, la récolte des pistaches, les deuils et les mariages chapitrent la vie plus villageoise que citadine. Les grands événements semblent glisser sur la vie comme autant de phénomènes naturels sur lesquels on n’a pas de prise : le fascisme, la mafia, la guerre elle-même s’imposent sans adhésion ni véritable rejet. Bien sûr cette réalité est plus profonde et complexe et ne pouvait être abordée dans ces pages dont ce n’était pas l’objet.
À travers une vie discrète et modeste, tout à coup surgit un geste ou un mot : Margherita se rebelle. Tout enfant, sa grand-mère qui devait la conduire à la rivière avec ses cousins l’oublie dans la maison paternelle. Dans une course effrénée durant des kilomètres, la petite fille part à travers la campagne seule et rejoint sa « nonna ». « Est-ce à ce moment-là, se demande Carmelo Virone, qu’elle prend conscience de la puissance de la liberté, de la force de son désir, de la joie qu’on peut éprouver en faisant ce qu’on a décidé de sa propre volonté ? » De même on comprend que la difficulté de l’exil sera aussi pour Margherita l’occasion d’affirmer son autonomie par rapport à l’autoritarisme patriarcal. Ce ne sont pas les moments les moins attachants de la personnalité d’une femme que Carmelo Virone dessine avec tact et douceur dans ce récit qui conjugue subtilement les prismes individuels et collectifs.
[1] Rue des Italiens, Girolamo Santocono, Edtions du Cerisier, 1986 – 216 p. – 12,80 €