Mai n’avait pas commencé en 1968 (7/7)

Notes pour mémoire : feuilleton épars

Mai 1968-Mai 2018

  1. L’Assemblée libre et après… ( suite et fin)

Avec le recul du temps, on pourrait dire : ce ne fut qu’une « bulle ». Une petite planète de la contestation vivant à son rythme — agité — et selon ses règles qui n’en étaient pas vraiment au milieu d’une société bourgeoise (et ouvrière) qui continuait à fonctionner comme si de rien n’était. Ou presque. Il peut être tentant de résumer le mouvement de 68 à l’Université Libre de Bruxelles de cette manière très réductrice. Et certains ne s’en privent pas. Il y a du vrai dans ce trait caricatural. Et pourtant, ce mouvement ne fut pas que cela.

Certes, le « relais vers les travailleurs » auquel rêvait une partie des contestataires demeura un songe fantasmé et aucun grand mouvement étudiant n’émergea. Il y eut bien des mouvements similaires dans quelques grandes écoles (INSAS, IAD, La Cambre), un début de contestation à la RTB et l’occupation du Palais des Beaux-Arts par les artistes en révolte. Ce n’était pas rien, bien sûr, — surtout pour les acteurs de ces mouvements — mais les limites étaient claires. En 1968, à Bruxelles, la contestation ne déborda jamais du cadre étudiant, universitaire et culturel. Sans l’exemple et l’inspiration parisienne, peut-être ne se serait-il rien passé en Belgique ? Rien n’est moins sûr. Certes, le mouvement bruxellois démarrera en solidarité avec les étudiants français en lutte, mais le terreau de la contestation était bien présent sur notre sol. Une génération avait grandi dans la politisation et la révolte à l’égard de la société née des trente glorieuses[1]. L’une et l’autre avaient pris racine dans l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme, mais au sein même des universités belges un syndicalisme étudiant s’était développé sur une analyse de classe qui récusait toute expression corporatiste. La réforme de l’université était inséparable de sa démocratisation.

 

Deux mots fétiches

« Assemblée Libre » : deux mots fétiches ! L’expression a été utilisée pour la première fois le 13 mai 1968, dans la grande salle de la Cité universitaire, lors d’une réunion de solidarité avec les étudiants français (la grande nuit des barricades venait de se dérouler sur le pavé parisien) : elle l’incarnera jusqu’à la fin le mouvement de contestation. Après moult événements, péripéties, incidents et débats enflammés[2], la décision est prise le 22 mai d’occuper le grand hall de l’université (contigu à la salle du Conseil d’administration). L’occupation perdurera avec ses hauts et ses bas jusqu’au 29 juin. Communion, fête, happening, meeting, congrès, exutoire, découverte, séance de psy collective, « prise de la parole » : pour ceux qui l’ont vécue, l’Assemblée libre a été un peu tout cela parfois par morceaux et même tout à la fois. L’euphorie ne dura que quelques jours, ceux où les vieux briscards du militantisme comme les néophytes de l’engagement pensèrent non pas que « tout était possible », mais qu’un mouvement était né dont on ne connaissait pas encore les limites. Les plus lucides déchantèrent vite : les rapports de forces, le contexte politique général et la nature même de l’Assemblée libre ne permettaient pas de construire un mouvement susceptible de se développer durablement. L’assemblée était hétéroclite. Les objectifs différenciés. Le niveau de politisation inégal et le rapport même à la politique contrasté.

Reste l’expérience elle-même, le « vécu ». Ce « vécu » qui revenait souvent dans la bouche des intervenant-e-s dont bon nombre découvrait tout à la fois l’exaltation de la révolte, la liberté de la parole, l’affranchissement des règles qui corsetaient encore une société bourgeoise (au sens sociologique du terme) et une certaine expression politique. En dépit de ses heurts et de ses incohérences, les interminables assemblées, souvent passionnées à défaut d’être passionnantes, ont eu une vertu formatrice pour des centaines de jeunes femmes et hommes dont beaucoup ont poursuivi leur engagement au-delà de mai. L’Assemblée libre formait un équipage improbable (dont le remarquable Courrier Hebdomadaire du CRISP paru dès octobre 1968 a donné une typologie qui correspondait largement à la réalité que je nuancerai sur quelques points). Au début mai, les représentations «  institutionnelles » du monde étudiant l’Assemblée Générale (AG), le Cercle du Libre Examen dont le contrôle faisait l’objet de luttes parfois picrocholines entre droite et gauche) prennent les premières initiatives en solidarité avec les étudiants français. Mais ces « institutions » seront vite dépassées et débordées par les groupes de la gauche radicale classique (communistes, socialistes non PSB[3]et trotskystes, maoïstes[4]). Ces groupes qui se développent surtout à partir du milieu des années 60 sont omniprésents à l’ULB. Minorités certes, mais hyperactives. Dans ces années-là, il n’est pas un soir sans un débat ou une conférence politique à l’ULB. Les affrontements avec la droite libérale et des groupes d’extrême-droite étaient fréquents, notamment sur le Vietnam. Mais les affrontements idéologiques étaient aussi souvent très virulents entre les différents groupes d’extrême gauche.

Les « pôles » de l’Assemblée libre

Toujours est-il que ce sont bien eux qui débordent les organisations étudiantes traditionnelles et sont à l’origine du mouvement de contestation radicale. Ils constituent le premier pôle de l’assemblée libre. Mais très vite ce premier pôle (qui va connaitre lui aussi des dissensions) va devoir se tenir en retrait. Les nouveaux contestataires qui affluent à l’assemblée libre sont certes marqués à gauche, mais se méfient comme de la peste des organisations : la « récupération » du mouvement est leur hantise et va marquer la majorité des interventions. Le mouvement bannit toute délégation ou représentation : c’est la démocratie directe absolue. La parole libérée, le rejet de l’autorité et de toute hiérarchie caractérisent bien le courant dominant de l’assemblée libre qui témoigne d’emblée de sa méfiance à l’égard des « politiques » (déjà…). Ce courant d’essence libertaire est composé de différentes sensibilités. Pour une part, je l’ai qualifié à l’époque d’« anarcho-désirant » car il avait aussi une tendance « psy » pour qui l’essentiel était la prise de parole en elle-même.

On peut imaginer la variété des intonations et l’opposition des sensibilités qui ont fait le charme… et l’enfer de certaines assemblées. Des ténors émergeaient qui devaient être « vierges  d’organisation », c’étaient en général de bons orateurs, consensuels dans la radicalité. Seul le « je » pouvait s’exprimer pour rassembler le « nous », incarnation l’assemblée libre. Tout cela n’empêchait pas l’un ou l’autre de ces leaders « naturels » d’avoir derrière eux un long passé politique qu’ils avaient habilement réussi à faire oublier. Ce pôle songeait essentiellement à « changer le monde », les uns dans une sorte d’abstraction lyrique, les autres en espérant un « relais des travailleurs » qui ne viendra jamais. Mais il y eut aussi de vrais débats politiques. Au sein du premier pôle, nous étions quelques-uns [5] à défendre l’élaboration d’une « stratégie politique » (deux mots qui hérissaient une grande partie de l’assemblée ») qui devait tenter d’élargir le mouvement à l’ensemble du monde universitaire et, si les circonstances le permettaient, faire le lien avec les luttes ouvrières. Une tentative de construire un mouvement qui aurait eu plus de prises sur la société, mais une tentative vaine qui se heurta la fois au jusqu’au-boutisme de l’assemblée et aux velléités des réformistes. Il n’empêche que cette stratégie permettait de planter des jalons pour  l’aprèsmai.

Il restait donc un troisième pôle où se retrouvaient des étudiants moins politisés qui avaient rejoint l’assemblée libre parce sa force de mobilisation (à ses débuts) pouvait être le fer de lance des réformes de l’université. À l’époque l’ULB (comme l’ensemble de l’enseignement universitaire) est encore une structure moyenâgeuse dans son organisation comme dans sa pédagogie. Le conseil d’administration est aux mains des milieux d’affaires (Boël, Solvay, Bernheim) et n’a de compte à rendre à personne. Les cours ex-cathédra sont la règle quasi absolue, la plupart des examens ressortent du « bachotage » et dans les facultés, les professeurs ordinaires exercent un pouvoir souvent tyrannique sur les chargés de cours, les assistants et les chercheurs. Ce pôle « réformiste » va s’investir dans les structures plus ou moins paritaires que le pouvoir universitaire qui avait senti le vent du boulet finira par instaurer. Il sera, en fin de compte le principal bénéficiaire du mouvement. Mai 68 accouchera donc finalement d’une inévitable réforme qui favorisera in fine la modernisation du système universitaire.

Que reste-t-il de Mai ?

Épuisé par d’interminables débats, la lassitude des affrontements internes et l’approche des examens, le mouvement s’effrite pour s’effacer le 29 juin. Une poignée d’occupants lève le siège et publie un communiqué qui plus qu’un long discours « parle » parfaitement de ce que fût la contestation. « L’assemblée, dit le communiqué, consciente des contradictions dans lesquelles l ’enferme sa tentative d’abolir à l’université l’oppression de la société bourgeoise, décide de retourner à ses sources et de reprendre la contestation permanente d’une société pourrie par la consommation de biens matériels et basée sur le profit. Elle proclame provisoirement son indifférence superbe à l’égard des problèmes universitaires traités isolément et laisse les locaux qu’elle accepte de céder, à qui voudra les prendre ».

Que restera-t-il de ce mai 68 bruxellois hors des réformes que l’on pouvait alors qualifier de «  néo-capitalistes » ? Rien si on mesure à l’aune des rêves des occupants de « changer le monde ». Beaucoup d’espoirs et d’esprit de résistance si on prend en compte ce qui, telle une taupe, continua à travailler la conscience (et l’inconscient…) d’une génération.

Je l’ai écrit en entamant ce feuilleton : pour moi le plus important n’est pas ce moment de cristallisation que fut le mouvement de contestation à l’ULB, mais bien cette séquence historique qui court sur quinze ans (1960-1975). Durant cette période qui prend fin avec la crise du milieu des années 70, l’émergence de la mondialisation et le triomphe de l’ultralibéralisme, des millions de jeunes femmes et de jeunes hommes se mobilisèrent à travers la planète pour combattre une société capitaliste dont les injustices et les inégalités leur semblaient intolérables. Au gré de l’évolution des rapports de force, malgré les replis et les défaites, au fil du temps, l’héritage de mai, son désir de révolte et sa force d’esprit critique ont laissé jusqu’à aujourd’hui des traces chez ceux qui refusent toujours un monde devenu encore plus inégal. Mai ce fut aussi tout à la fois l’ébauche d’une libération sexuelle, l’émergence du féminisme militant et l’organisation de la minorité homosexuelle. Ce n’est pas par hasard si à partir des années 80, les néo conservateurs entamèrent une virulente campagne de démolition — et parfois même de diabolisation — de l’esprit de Mai. En dépit de ses contradictions et au-delà de sa mythification, même s’il n’est pas toujours reconnu en tant que tel, ou s’il est oublié en dehors des commémorations, cet esprit de Mai s’inscrit bien dans l’histoire des révoltes de notre monde.

 

Pour en revenir au lendemain de « notre » Mai, les luttes étudiantes et lycéennes notamment se poursuivaient après l’épisode de l’occupation. Elles s’exprimeront souvent à travers des médias. Autour de Marcel Liebman et Mateo Alaluf, notamment, un groupe d’anciens collaborateurs du mensuel Le Point[6] (dont j’étais personnellement) fondèrent la revue « Mai »[7]. « Alors qu’il fut le grand événement politique de l’année, il souffrit d’un manque de politisation » écrivait Marcel Liebman à propos du mouvement de Mai. « Ce dont souffre la gauche en Belgique et dans d’autres pays poursuivait Liebman dans cet édito du premier numéro de la revue, ce n’est pas d’un excès de politique, mais d’un manque de politique. Celle-ci n’est rien d’autre que la perception globale des phénomènes sociaux et l’action que cette perception engendre. Or, pour nous, cette globalisation doit conduire à l’intégration de la lutte des intellectuels dans le combat de classe qu’avec des fortunes diverses les travailleurs mènent contre le capitalisme. ». Un demi-siècle plus tard, dans un contexte certes différent, mais dans un système dominant toujours plus prédateur, ce constat et cet objectif demeurent d’actualité. Sans vouloir forcer la main de générations étrangères à ce combat ancien, si en 1996 j’ai proposé le nom de « Politique » à cette revue dont le site abrite ces lignes, c’était naturellement dans cette continuité-là. Et la crise démocratique que nous vivons aujourd’hui ne fait que confirmer la nécessité de remettre sans cesse, et malgré tout, la et le politique au centre de notre action et de notre réflexion.

(A suivre, peut-être, un jour…)

 

[1] Voir les épisodes 5 et 6 du feuilleton

[2] Sur ce déroulement, je renvoie aux deux ouvrages cités dans le 1er épisode du feuilleton

[3] Le parti socialiste (PSB à l’époque) avait exclu sa gauche en 1964. Celle-ci était composée de socialistes de gauches, et de trotskystes appartenant à la IVe Internationale dirigée par Ernest Mandel. Les uns et les autres se retrouvaient dans l’hebdomadaire La Gauche et formèrent l’Union de la Gauche Socialiste (UGS). Les Etudiants socialistes de l’ULB appartenaient à cette tendance.

[4] La première scission prochinoise se déroula en 1963 au Parti Communiste Belge sous la férule de Jacques Grippa. Assez rapidement ce mouvement « maoïste » connut, à son tour, différentes scissions.

[5] Il me faut préciser que j’y appartenais (avec notamment les Etudiants socialistes et des enseignants comme Marcel Liebman) : un demi-siècle plus tard mon regard en demeure naturellement toujours influencé.

[6] « Le Point » était un mensuel fondé en 1964 par Jean Claude Garot qui incarnait bien la presse militante « pré-soixhantuitarde » et dont je fus le corédacteur en chef jusqu’en 1967. Plus tard Jean-Claude Garot fonde et dirige l’hebdomadaire « Pour ». Par ailleurs, un groupe important de jeunes journalistes qui avaient tous été mêlés de près ou de loin au mouvement de Mai (dont l’auteur de ses lignes) ont été engagés à la RTB à partir de 1969. Ils joueront un rôle non négligeable dans l’évolution de l’information publique. La presse de droite mènera campagne contre ceux qu’elle appellera  les « gauchistes de la RTB ». Mais ceci est une autre histoire…

[7] 30 numéros publiés entre 1968 et 1973. Ensuite l’équipe de la revue Mai rejoint l’Hebdomadaire « Hebdo 74 » autre héritier de la contestation qui parut jusqu’en 1977.

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