(Suite du débat avec Jean De Munck)
Un débat de fond est ouvert et il faut s’en réjouir, il n’y en a pas tellement au sein de la gauche. L’article — « Ecolo, le capitalisme et la gauche » —[1] que j’avais publié en mai dernier a suscité différentes réactions dont la principale est la réponse que m’a adressée Jean De Munck[2]. J’ai souligné l’aspect constructif et respectueux[3] de cette réponse qui permet la poursuite d’un dialogue tenant compte à la fois des points de rencontre non négligeables et des divergences parfois profondes.[4] À mon tour, donc, de revenir sur un certain nombre de critiques et de propositions exprimées par Jean De Munck.
Mais il faut d’abord pointer que le cadre de nos argumentations n’est pas identique. Dans ma contribution je questionnais les ambiguïtés d’Ecolo — en tant que formation politique se revendiquant de l’écologie politique — tant vis-à-vis du clivage gauche/droite que de son positionnement à propos du capitalisme. De Munck me répond d’emblée et comme position de principe que « le mouvement écologiste a déjà choisi son camp. Il se situe structurellement dans le camp de la gauche anticapitaliste, plus profondément encore que la gauche classique, y compris radicale. » Diable ! Je ne doute pas de la sincérité des convictions de Jean De Munck ni de celle d’un certain nombre de militant. e. s écologistes qui pourraient partager ce point de vue, mais jamais cette affirmation n’est sortie — et ne sortira — de la bouche d’un dirigeant écolo. Notre ami commun Henri Goldman — récent candidat d’ouverture sur les listes Ecolo à Bruxelles — qui dit partager pour l’essentiel l’argumentation de Jean De Munck notait à ce propos que : « ce n’est absolument pas le positionnement rhétorique d’Ecolo, mal à l’aise avec “la gauche” et encore plus avec “l’anticapitalisme” ».[5] Or, c’est bien là précisément que se situait l’essentiel de mes questionnements et de mes doutes. La « cible » de nos propos n’est donc pas exactement la même, ce qui en modifie la portée, mais naturellement ne m’empêchera pas de poursuivre le débat qui implique donc clairement des militants ou des sympathisants, mais pas directement l’organisation dont ils se réclament peu ou prou.
La centralité de l’égalité
Le « rôle historique » du mouvement écologiste que j’ai souligné d’emblée dans mon analyse est un de nos points d’accord fondamentaux. Mon contradicteur distingue deux réponses apportées par la gauche à la prise de conscience de l’urgence écologique. « La première réponse consiste à dire que “l’environnement” s’ajoute au programme de la gauche, mais n’en modifie pas la structure. Celle-ci reste articulée par une visée d’égalité sociale [6](…) L’autre réponse, poursuit-il, est beaucoup plus radicale (…) L’écologie n’est pas une dimension de plus, mais un fondement qui présente une valeur intrinsèque. Elle ne modifie pas seulement les moyens de lutte contre les inégalités ; elle la transforme, et en même temps la relativise,[7] car des conflits peuvent apparaitre entre les deux objectifs. » Ce disant, Jean De Munck me classe dans la première version de l’écologie. Si je ne me reconnais pas dans la deuxième, celle qui « relativise la lutte contre les inégalités », je ne me contente pas de vouloir ajouter un « chapitre » écologique au programme traditionnel de la gauche, je n’évoque pas une transformation superficielle, opportuniste ou cosmétique de la gauche, mais j’écrivais précisément ceci : « La gauche et l’égalité sont inséparables. L’apport de l’écologie politique pourrait permettre une féconde réinterprétation du clivage gauche/droite et l’enrichir à condition de ne pas l’effacer. » Tous les termes comptent. Mais, on est bien là au cœur de nos divergences : elles portent sur la question du rapport entre l’égalité et l’écologie. Oui, celle-ci peut et même doit transformer la lutte contre les inégalités, mais si elle la « relativise » ou la rend subalterne, elle se condamne à l’impuissance et à l’échec. Thomas Piketty[8] rappelait récemment qu’« avec l’ampleur actuelle des inégalités, la marche en avant vers la sobriété énergétique restera un vœu pieux. D’abord parce que les émissions carbone sont fortement concentrées parmi les plus riches. Au niveau mondial, les 10 % les plus riches sont responsables de près de la moitié des émissions, et les 1 % les plus riches émettent à eux seuls plus de carbone que la moitié la plus pauvre de la planète » et ensuite parce que « par ailleurs, on voit mal comment les classes moyennes et populaires des pays riches comme des pays émergents accepteraient de changer leur mode de vie (ce qui est pourtant indispensable) si on ne leur apporte pas la preuve que les plus aisés sont mis à contribution. » Et, donc, oui « je m’obstine » à penser que l’égalité est au centre de la transformation sociale et écologique. L’écologie sera égalitaire où elle ne sera pas.
Il m’importe peu que Marx ait ignoré ou non la question écologique. Ma lecture de Marx n’est ni absolue ni religieuse et certainement pas anachronique. Je me contente de l’utiliser comme un instrument d’analyse du capitalisme qui conserve une très large pertinence. Jean De Munck affirme « que la gauche traditionnelle a valorisé la croissance économique et l’augmentation de la consommation ». C’est vrai durant le XXe siècle et c’est encore vrai pour une partie de ses porte-paroles. Mais le productivisme et le consumérisme ne sont pas une invention de la gauche, mais bien du capitalisme qui au nom du marché, du profit et de la concurrence a provoqué — et continue de provoquer avec encore plus de violence — le dérèglement et l’épuisement programmé des ressources naturelles et des équilibres écologiques. Cela ne dispense pas — j’en conviens volontiers — la gauche traditionnelle d’aller nettement plus loin qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent dans l’intégration des exigences vitales de la transition écologique. En notant cependant que cette faille de la gauche s’est malheureusement accompagnée d’une faillite depuis que la sociale démocratie s’est, pour l’essentiel, convertie au social-libéralisme et participant du même coup au creusement des inégalités.
Le choix des alliances
Je partage la volonté exprimée par Jean De Munck « d’ajouter au combat anticapitaliste (…) des « politiques d’investissements productifs qui doivent être compatibles avec le développement durable » ainsi que la volonté « de modifier les styles de vie, qui doivent ouvrir à une consommation transformée ». Mais là on en revient aux propos de Piketty. Expliquer aux victimes de l’inégalité sociale — les chômeurs/euses, les pensionné. e. s à moins de 1000 € par mois, aux travailleurs précaires et à ceux qui vivent des allocations sociales minimales — qu’ils consomment trop et pas bien n’est pas supportable. L’accès aux biens et aux produits bios, durables et non polluants demeure un luxe pour une grande partie de la population. Une part non négligeable des écologistes semblent ignorer cette dimension capitale. Les remarquables progrès électoraux d’Ecolo se réalisent essentiellement dans les classes moyennes et supérieures. Il suffit d’examiner la cartographie électorale après le scrutin du 26 mai. Et sans tomber dans la caricature, je relève cette étude publiée par le Soir qui indique que le score électoral d’Ecolo a progressé dans 30 % des communes riches du pays.[9] L’écologie est aussi une question de classe… Je veux dire par là, une fois encore, que gagner les couches populaires et les moins aisées au combat écologique est conditionné par la lutte contre les inégalités. Évoquant « la définition de la vie bonne, la notion de plaisir, le sens même de l’accomplissement individuel et collectif doivent être revus », De Munck évoque « un combat politique qui devient culturel et même esthétique ». Avec tout l’intérêt que je porte à l’esthétique, du point de vue philosophique et dans la création (qui est mon métier comme réalisateur), je ne pense pas — hélas — qu’elle soit d’un grand secours dans le combat pour l’égalité ou les changements de mode de vie. Mais je le rejoindrais volontiers si l’on parlait d’un combat pour l’hégémonie culturelle au sens gramscien du terme[10]. Autrement dit : mener la bataille des idées pour soustraire les classes populaires à l’idéologie dominante afin de conquérir le pouvoir… et/ou afin de mener une transition écologique partagée par les classes populaires. Oui, nous pouvons nous accorder, je pense, sur cette affirmation : la bataille écologique est une bataille à la fois politique, sociale, économique et culturelle.
Anticapitalisme et marché
Mon contradicteur me reproche de « vouloir rassembler la gauche sous l’étendard de l’anticapitalisme » sans dire « comment on sort du capitalisme ni par quoi on le remplace » et il m’attribue des positions qui ne sont pas les miennes. Même si j’avais, comme dit l’auteur, « une méconnaissance des débats intellectuels des trente dernières années « (décidemment le procédé polémique est récurent sous sa plume…), je n’ai jamais écrit — ni pensé — « qu’il faille tout simplement sortir du marché et instaurer un État populaire et planificateur ». Pas un de ces mots ne figure dans mon texte et je n’ai à aucun moment fait l’éloge du défunt modèle soviétique. La ficelle est un peu grosse. Il est vrai que je n’ai pas défini dans mon court article comment on sortait du capitalisme et je ne le ferai pas ici dans ces quelques pages. D’abord parce que je n’ai pas encore ‘la recette’, ensuite parce que cela demanderait des développements que nous pourrons aborder plus spécifiquement si nous poursuivons ce débat. Par contre, à travers la critique du rapport au marché et du rapport à l’État, on peut esquisser les contours d’une société qui se serait débarrassée du capitalisme. Entendons-nous : la fin du capitalisme ne signifie pas, à mes yeux, l’abolition totale du marché au profit d’un État monopolistique et tout puissant. Mais l’équilibre entre le privé, le secteur public et le non marchand, associatif ou non, doit être fondamentalement modifié. Les activités industrielles, commerciales et financières stratégiques doivent être soustraites au marché, et cela au profit des deux autres secteurs qui seraient dominants dans un système écosocialiste. Oui, on peut parler d’appropriation collective des moyens de production, mais pas au seul profit de l’État et la prééminence du secteur public impliquerait de profondes réformes de son fonctionnement. Dans le cadre d’un marché régulé, des petites et moyennes entreprises ont naturellement leur place. Pas d’état omnipotent, mais un État à la fois acteur et régulateur selon les besoins. Ces quelques lignes restent superficielles et impliquent d’autres changements profonds dans le fonctionnement démocratique, la représentation collective comme dans la défense des droits individuels que l’on ne peut aborder ici. Mais elles indiquent clairement qu’il n’a jamais été question pour moi de préconiser un modèle collectiviste tel que l’expérience soviétique l’a décliné.
‘Il y a des capitalismes, et au sein de ceux-ci des possibilités d’actions différenciées’, nous dit De Munck. Certes, on fera la différence entre le capitalisme mondialisé, le capitalisme national et les petites et moyennes entreprises et même le ‘capitalisme vert’. Et les contradictions peuvent être flagrantes entre ces capitalismes même si le profit et l’exploitation des forces du travail demeurent — à des degrés divers — leur bible commune. Et on a vu, dans le passé des partis communistes occidentaux prendre fait et cause pour ‘leur’ capitalisme national, position relayée depuis par des souverainistes de gauche. ‘Plutôt que de se contenter d’une dénonciation des marchés, il nous faut trouver un nouveau cocktail (de gauche) qui intègre l’objectif écologique à l’objectif égalitariste dans des marchés régulés’, poursuit l’auteur. On partage naturellement l’objectif, mais la régulation des marchés reste une illusion tant que les forces capitalistes dominent la société. Jamais le capitalisme n’a été aussi rétif à la régulation : la crise de 2007-2008 en a été une démonstration éclairante. La libéralisation du marché de l’énergie imposée par l’Union européenne et qu’Ecolo a acceptée à l’époque — ce que regrette rétrospectivement Jean De Munck — confirme l’impossibilité d’une véritable régulation dans le cadre actuel. Les acteurs de la ‘pluralisation des institutions économiques’, souhaitée par mon contradicteur, ont été balayés par les multinationales de l’énergie. Il risque d’en être de même avec la libéralisation du rail, question pourtant centrale pour une mobilité respectueuse de l’environnement. Ces deux exemples indiquent que la ‘pluralisation du marché’ aboutit à accepter la domination du capital et que rien ne pourra changer sans une mise en cause des traités européens.
Les trois illusions
Nos points de fracture s’illustrent par ce que je considère comme trois illusions. Je viens de citer la première. La seconde est celle qui consiste à considérer que le patronat n’est pas une ‘entité homogène, fatalement hostile à la gauche’. Bien sûr, il y a différents types de patrons, comme il y a diverses sortes de capitalisme et on connait des patrons sociaux, progressistes et écologistes. Un « capitalisme vert » revendique sa place et trouve un relais chez des écologistes. Les multinationales les plus polluantes[11] manifestent leur cynisme absolu en approuvant la fameuse pétition ‘Sign for my future’. Quant à la FEB, elle annonce catégoriquement qu’il n’y aura pas de marges pour de nouvelles ambitions climatiques[12] (on savait déjà qu’il n’y avait pas de marges salariales). On entre ici dans la confusion la plus totale. Et c’est sur cette base ‘d’une version plurielle de l’économie’ que De Munck pose la question des alliances que doit tisser un parti progressiste aujourd’hui. Il évoque principalement ce patronat à visage humain, teinté de vert. Ce choix est éminemment respectable, mais en admettant qu’il puisse se concrétiser, il restera marginal et ambigu. Le choix des alliances est déterminant pour l’avenir d’une société écosocialiste. Toujours dans l’esprit de ne jamais séparer égalité et écologie, je pense, pour ma part, que la gauche doit tenter de construire un nouveau ‘bloc historique » d’une autre nature : celui qui rassemblera des forces aujourd’hui éparses sinon divisées. Ce qui subsiste du salariat classique, les bataillons de femmes et d’hommes précarisés ou exclu. e. s et les populations d’origines immigrées, autres victimes des inégalités. C’est une condition fondamentale de la modification des rapports de force politiques.
J’aborderai en d’autres temps et si l’occasion s’en présente, la question des chemins de la critique, notamment celle de l’expertise, celle de la souffrance animale ou encore celle de la réconciliation de l’homme et de la nature. Sur ces chapitres, je partage une part des analyses de Jean De Munck même si sa volonté de séparer celles-ci d’une critique du capitalisme nous renvoie à nos oppositions de fond.
Mais, pour conclure, ce que j’appelle la troisième illusion (comme on disait la ‘troisième voie ?) résume sans doute toutes les autres. De Munck propose de ‘changer l’imaginaire de la gauche’ et il situe ce changement dans l’éthique du ‘care’[13] (sollicitude/soin de l’autre) qui conduit à une ‘clinique du monde social’[14]. Ce dont il s’agit, dans cette démarche, poursuit De Munck c’est de protéger et réparer le monde, pas de le refuser ou le casser ou le réinventer’. Pas même de le réinventer… voilà notre opposition — notre incompréhension — irrévocable. Ce refus — je ne parle, pas ici de révolution, de révolte, de rupture, de violence de quelque ordre qu’elle soit — mais simplement de la ‘réinvention du monde’ dont Alexandre Rojey, un auteur qui doit être cher à De Munck, avait fait le titre de l’un de ses ouvrages phares. Et il insiste, comme pour bien nous indiquer de rester dans les clous du système, évoquant ‘l’imaginaire d’un projet réparateur et non point de rupture’. Le récit de l’avenir que nous construisons est au moins aussi important que nos déclamations politiques. Le capitalisme n’a jamais été aussi violent, prédateur et meurtrier pour les hommes comme pour la nature et nous devrions lui opposer une ‘clinique du monde social’ ? ‘Le soin et l’empathie’ comme chantre de la ‘modernité’ (ou de la postmodernité) ? C’est bien cela que nous propose in fine ce mouvement écologiste qui dit se situer « structurellement dans le camp de la gauche anticapitaliste, plus profondément encore que la gauche radicale’ ? Les (l) armes réparatrices risquent d’être un peu légères face au capitalisme agressif et triomphant. Mais ce n’est qu’un début[15], continuons le débat…
[1] https://www.revuepolitique.be/blog-notes/ecolo-le-capitalisme-et-la-gauche/
[2] « Les écologistes et l’anticapitalisme. Une réponse à Hugues Le Paige » sur le site de Pour le 12 juin 2019 :
https://pour.press/les-ecologistes-et-lanticapitalisme-une-reponse-a-hugues-le-paige/
[3] En dépit de cette pratique fréquente — à la fois agaçante et un peu dérisoire — chez les tenants de l’écologie politique de (dis) qualifier les interlocuteurs issus de la gauche historique « d’hommes (ou de femmes) du XXe siècle » et ignorants « de la pensée des 30 dernières années ». Se revendiquer des « Lumières » ne fait pas de vous un homme du XVIIe siècle…
[4] Mon premier article se situait dans le cadre de la campagne électorale, mais le propos était bien plus large. J’indiquais mon engagement en faveur du PTB que je confirme, mais mon analyse est indépendante de ce choix partisan même si les valeurs défendues sous-tendent l’un et l’autre.
[5] https://www.facebook.com/henri.goldman
[6] Souligné par nous
[7] ibidem
[8] https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/06/08/thomas-piketty-l-illusion-de-l-ecologie-centriste_5473422_823448.html
[9] Le Soir du 14 juin 2016 : « Ecolo et MR au top dans les communes les plus riches »
[10] Si l’on veut se familiariser avec la pensée de Gramsci, je vous recommande un excellent ouvrage synthétique ; « Guerre de mouvement et guerre de position », Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan. La Fabrique, Paris, 2012, 338 pages, 17 euros. Ramzgi Keucheyan est également l’auteur d’un intéressai « essai d’Écologie politique », La nature est un champ de bataille, La Découverte, 2014.
[11] Comme BNP Paribas Fortis, Unilever ou EDF Luminus
[12] Le Soir 19/06/2019
[13] Idéologie développée aux États-Unis dans les années 80 par la psychologue Carol Gilligan et la philosophe Joan Tronto et dont la dimension féministe était un élément important. Transmise en France par la philosophe Fabienne Brugère qui joua un rôle important dans l’adoption très éphémère du « care » sur le plan politique par Martine Aubry en 2010.
[14] L’auteur fait ici allusion à lune certaine production romanesque française qu’il reprend à son compte
[15] Question de « dater » le point de vue
Je voudrais m’arrêter sur cette notion du « care », de l’empathie, du soin évoquée par Monsieur De Munck sans pour autant évacuer « la réinvention du monde », ni d’ailleurs opposer les deux visions. ce capitalisme violent, prédateur, meurtrier a aussi infiltré de TRES nombreux esprits et rares sont ceux qui parviennent encore à se PENSER membres de la société tant l’individualisme, le culte de la personnalité, le plaisir immédiat et le quant à soi produisent aujourd’hui leurs pleins effets. Le « care » considéré comme marche-pied à un nouvel humanisme devrait représenter une étape indispensable pour la pensée d’un humanisme nouveau pour un avenir à réinventer. Je suis persuadée que des esprits « libérés », plus forts de leur conscience solidaire parce qu’humaine peuvent faire levier pour cet effort d’imagination indispensable. N’évacuons aucune force, nous allons en avoir besoin et ce n’est pas peu dire. Mais est-ce de cela dont voulait parler Monsieur De Munck ?
Proposition de lecture : Le Soin est un Humanisme de Cynthia Fleury – Tracts N°6 – Gallimard 3,90 eur.
J’ai suivi avec intérêt la passe d’armes entre Hugues Le Paige et Jean De Munck. Je livre deux ou trois réflexions que ce débat indispensable m’inspirent.
1°/ Le premier point ne concerne pas l’appartenance à « la gauche ». Le débat a commencé par osciller quant à savoir de quoi on parle. Cela peut paraître de l’exégèse de ma part. Je ne pense pas que ce le soit.
Hugues Le Paige salue la vague verte aux élections à venir et se réjouit du rôle historique des Verts d’avoir imposé aux autres partis la priorité de l’urgence climatique. Le glissement vers le terme « les Verts » est ambigu: s’agit-il du parti Ecolo, ou de l’intérêt pour les questions environnementales ? La majuscule fait pencher la balance vers le parti, mais vibre, laisse une place au doute. Jean de Munck change les termes, réinterprète et traduit : « Hugues Le Paige souligne et salue le rôle historique du parti écologique dans l’imposition de la question environnementale ». Au bas de la page, cependant, il se rétracte : son accord avec Hugues Le Paige concerne le « rôle historique du mouvement écologiste dans la prise de conscience de l’urgence climatique ». Ce n’est pas la même chose. Et c’est bien le moins qu’on puisse attendre d’un mouvement que de faire prendre conscience.
La question est : Ecolo est-il le détenteur légitime (au sens politique que donnait Machiavel au concept de légitimité) de la prise de conscience de l’urgence climatique ?
On pourrait donc commencer par se poser la question : à quoi a, jusqu’ici, servi Ecolo ? A quoi a-t-il été indispensable, non comme mouvement d’idées, comme aiguillon intellectuel, comme connecteur de mouvements sociaux, ce qu’il fut, mais comme parti politique, si on se concentre sur le noyau dur de sa raison d’être : les revendications techniquement environnementales? Qu’a obtenu Ecolo qui n’aurait pas été acquis si les autres partis n’y avaient pas été confrontés? Hugues Le Paige critique le soutien à la libéralisation de l’énergie de 1999 et le vote en faveur du traité budgétaire européen de 2013. J’ai en mémoire l’échec sur les écotaxes et celui sur la sortie du nucléaire. Comme je ne suis pas spécialiste, je suis ouvert à entendre un bilan plus mitigé. Je suis persuadé qu’Ecolo a contribué à de petites avancées, quant à la production de gaz à effet de serre, la politique de l’eau,…. Et je ne pense pas me tromper en affirmant que la seule fois où Ecolo a claqué la porte d’un gouvernement, c’est lors de la démission en 2003 (sans conséquences pour le gouvernement Verhofstadt) d’I. Durand et d’O. Deleuze sur la question des routes aériennes nocturnes au nord de Bruxelles. Important certes, mais marginal au regard des objectifs fondamentaux de l’écologie politique.
Ecolo n’est plus un parti sans passé. Il fêtera bientôt ses 40 ans. Les chats, chiens et la plupart des grands-parents des fondateurs sont décédés. Pour juger du futur, construire un récit d’avenir, il est important de faire un bilan, et de voir comment les protagonistes ont intégré le bilan, fait état des erreurs et des échecs et modifié les comportements. Je ne connais pas les textes officiels, et les échanges que j’ai pu avoir avec les militants, parfois responsables nationaux, m’ont laissé sur ma faim.
2°/ Une phrase de Jean De Munck, centrale dans sa démonstration, sonne étrangement à mes oreilles : « la protection du vivant s’inscrit désormais non comme un chapitre, mais comme un élément du noyau de la gauche. Dans ce cas, l’écologie n’est pas une dimension de plus, mais un fondement nouveau qui présente une valeur intrinsèque ».
La protection du vivant, pour le militant que je suis, qui s’est battu pour le droit des femmes à disposer de leur corps et à réfléchir à ce que cette revendication portait en elle de droits dérivés, la protection du vivant, c’est assez voisin de Pro Vita, ce groupe qui s’est battu avec acharnement pour la poursuite de l’interdiction de l’avortement. Et qui fut, heureusement mais pas nécessairement définitivement, vaincu. Le vivant est un terme abstrait qui, personnellement, ne m’importe guère s’il est entendu comme un processus, et je ne pense pas qu’il n’ait jamais été inscrit comme un chapitre de la gauche, ou en tous cas des institutions que se réclament de ce titre. La sacralisation du vivant, par contre, a une place réservée, un siège d’honneur d’honneur aux chapitres épiscopaux.
Mais admettons qu’il s’agisse d’une figure de style, d’une métonymie malheureuse ou révélatrice et qu’il faille entendre non « le vivant », mais uniquement « l’écologie », entendue comme souci de la préservation d’un environnement, vivant de préférence, stable, qui autorise et permette un lien de qualité entre les humains.
S’agit-il d’une valeur ? Le mot valeur est devenu un peu obsolète, en tous cas quand il s’oppose aux normes. Mais on peut admettre que le souci environnemental et la tension égalitariste partagent une même caractéristique : il s’agit de deux moyens d’une société durable.
Ce sont néanmoins deux moyens de nature différente.
La tension égalitariste est intimement liée au projet imaginé : une société juste, plus agréable, plus conviviale, pour employer le terme d’Ivan Illich, écologiste de gauche un peu oublié. Le chemin et le but, la fin et le moyen sont mêlés et inséparables.
La préservation du vivant, ou de l’environnement, est un concept plus autonome. Il ne me semble y avoir aucun automatisme, aucune intrication entre l’organisation sociale et la préservation de la nature. Bien plus, une sortie écologique mais autoritaire et inégalitaire du capitalisme est une issue possible, et qui pointe son nez. Un esclavagisme réinventé, héritier de l’écologie de droite, celle de Vichy par exemple, qui emprunterait à la rhétorique naturaliste, est un système qui pourrait se montrer efficace pour préserver « le vivant », ou même « la nature », cette construction sémantique molle qui englobe tout, sauf l’homme et sa production, célébrant ainsi l’humanité comme cas exclusif du vivant ou même du cosmos. Ce nouvel esclavagisme, ou tout terme plus précis à inventer, permettrait, en maintenant les privilèges et l’appropriation privée des moyens de production, de se libérer des contraintes du système d’échange capitaliste : l’augmentation de la consommation (et du marché) pour réaliser les profits et les maintenir en limitant la chute des taux de profits, l’augmentation de la démographie comme moyen de l’augmentation de la consommation, le saccages et l’épuisement des ressources que provoque la croissance démographique et celle de la consommation. Un bloc historique, au sens gramscien du terme, écologique, inégalitaire et dictatorial pourrait bien éclore.
3°/ Pour préciser « d’où il parle », dans un petit Post Scriptum, Hugues Le Paige appelle à voter PTB. C’est un peu court, jeune homme…. Il ne s’agit que d’un mot d’ordre électoral. De la même manière, le dernier paragraphe du texte de Jean De Munck est un éloge inconditionnel, un peu étonnant sous sa plume, du parti Ecolo.
Les auteurs, comme moi, parlent d’un lieu semblable : celui de la petite bourgeoisie (universitaire souvent) européenne, au confort actuel et au contact intime de la précarité annoncée de sa progéniture. Un groupe social fragmentée par les nations, avec infiniment peu de liens au delà continent et dont la pensée se heurte aux frontières anciennes. Nous parlons d’un lieu incertain, instable. Et si nos intentions de vote et nos soutiens partisans sont intéressants, ils ne sont pas un lieu d’où le discours est produit à proprement parler. Vous connaissez la formule : « qui, dans notre pays, pollue le plus ? Réponse: ceux qui votent Ecolo ». Le propos vaut surtout pour son côté provocateur, je ne sais si les chiffres le confirment absolument. Mais nous faisons partie de ceux qui prennent le plus l’avion et la voiture, qui mangeons des produits, labellisés bio quand c’est possible, venus de l’autre bout de la planète, qui habitons des logements urbains ou suburbains pleins de charme et au cachet désuet dont les toitures ont été isolées lors de leur construction en 1925. Aucune intention culpabilisatrice de ma part, l’injonction à la cohérence radicale n’est pas mon fort. Mais un besoin de précision.
Bonjour Hugues,
Je voudrais revenir sur cette notion du « care », d’empathie, du soin évoquée par Monsieur De Munck sans pour autant évacuer « la réinvention du monde », ni d’ailleurs les opposer.
Ce capitalisme violent, prédateur, meurtrier a aussi infiltré pour ne pas dire formaté de très nombreux esprits et rares sont ceux qui parviennent encore à se penser membres de toute la société tant l’individualisme, le culte de la personnalité, le plaisir immédiat, le quant à soi produisent aujourd’hui leurs pleins effets.
Le « care » considéré comme passage obligé vers un humanisme retrouvé devrait me semble-t-il représenter une étape indispensable pour remodeler la pensée d’un avenir à imaginer. Je suis persuadée qu’un esprit libéré, plus fort de sa conscience solidaire parce qu’humaine peut devenir le levier d’une transformation. N’évacuons aucune force, nous allons en avoir besoin et ce n’est pas peu dire.
Proposition de lecture : « Le soin est un humanisme » de Cynthia Fleury – Tracts N°6 Gallimard- 3,90eur.