« Si les choses vont mal (en Italie), nous avons les instruments… » : à la veille de la « journée silencieuse » qui précède le scrutin, c’est la déclaration d’Ursula von der Leyen qui a marqué cette fin de campagne. C’est une menace à peine voilée à l’égard d’un gouvernement eurosceptique qui devrait sortir des urnes. Évoquant les cas de la Hongrie et la Pologne menacés d’être privés des fonds du plan de relance, la présidente de la Commission Européenne intervient ainsi dans la campagne électorale d’une manière aussi maladroite que contreproductive. Les plus « européistes » de la péninsule, le centre et le centre gauche, ont dû rappeler qu’il ne saurait y avoir d’immixtion de l’Europe dans le scrutin national. Et pour Salvini comme pour Meloni, c’est du pain bénit. Cela permet au premier de cultiver son aversion pour Bruxelles et à la seconde d’affirmer en même temps sa bonne foi européenne et sa volonté de défendre les « intérêts nationaux » de l’Italie. Von der Leyen a sans doute fourni quelques bataillons supplémentaires d’électeurs à la coalition de la droite et de l’extrême droite à qui tous les sondages (et la dynamique de la campagne ainsi que la loi électorale) promettaient déjà la victoire ce prochain dimanche. Avec 40 % des suffrages, la coalition de la droite et de l’extrême droite pourrait obtenir 70 % des sièges dans les deux chambres et même imposer une réforme constitutionnelle dont le caractère autoritaire inquiète déjà. Et Giorgia Meloni, devançant largement ses partenaires de La Lega de Salvini et Forza Italia de Berlusconi tous deux en perte de vitesse, pourrait devenir la première Présidente du Conseil issue du fascisme. Et cela tout juste un siècle après la Marche sur Rome qui avait porté Mussolini au pouvoir. Le symbole est fort et l’avenir inquiétant.
Giorgia Meloni a habilement conduit sa campagne en pratiquant ce que dans le vocabulaire politique italien on appelle le « doppio petto »[1], le double langage. Elle a alterné des professions de foi démocratiques et son attachement à ses racines fascistes jamais vraiment reniées. Il s’agissait de rassurer une partie de la droite traditionnelle — et le patronat italien dont elle a désormais l’oreille — et de ne pas perdre sa base militante historique. Dans une ambigüité permanente que n’auraient pas reniée, en leur temps, les vieux seigneurs de la Démocratie Chrétienne, elle a affirmé son attachement à l’Europe en décrétant en même temps la fin de « l’aubaine » (la pacchia) que l’Italie constitue, à ses yeux, pour l’Union Européenne, revendiquant un statut égal à celui de la France et de l’Allemagne. Meloni a scrupuleusement opté pour cette méthode de campagne. Sauf pour les sujets de société et de droits civils (avortement, droits des femmes, droit de lgbt, éducation, droits des immigrés notamment) où elle appliquera rigoureusement son slogan « Dieu, Famille, Patrie ». Il y a d’ailleurs fort à parier que victorieuse Meloni — si elle s’impose à ses partenaires — demeurera dans une ligne socio-économique libérale, proche de celle du gouvernement Draghi qu’elle avait combattu seule dans l’opposition. Mais que par contre elle voudra imposer sa marque dans les questions sociétales.
La courte campagne, entamée au mois d’août en pleine période de vacances des Italiens, s’achève sur une fausse note eurocrate, mais surtout elle n’a jamais vraiment décollé. Bien sûr, comme partout ailleurs, l’augmentation générale du coût de la vie, l’inflation, le prix exorbitant de l’énergie ont été au centre des préoccupations et les candidats, toutes tendances confondues, ont promis des aides supplémentaires pour les familles et les entreprises. Mais les débats sur les questions cruciales de l’environnement et du climat ont brillé par leur absence alors même que la région des Marches (centre du pays) connaissait des intempéries (de moins en moins) exceptionnelles qui faisaient 11 morts.
Le sort de près de 3 millions de ménages italiens vivant dans la pauvreté relative et de près de 2 millions victimes de la pauvreté absolue[2] ont certes été abordés, mais sans que se dessine un plan de redistribution des richesses et de lutte contre les inégalités. Des voix se sont élevées dans ce sens chez certains candidats du centre-gauche et dans les petites formations de la gauche radicale (Sinistra Italiana ou Unione Popolare)[3]. Mais elles ont été couvertes par les propositions de la droite et de l’extrême droite qui ne rêvent que de « flat tax » (taxe forfaitaire libératoire) de 15 à 23 % selon les partis avec ce que cela signifiera pour les budgets sociaux et les services publics. Le tableau est sombre.
Le fascisme n’a sans doute jamais vraiment quitté l’horizon politique italien. Dès 1946, des dignitaires de la République de Salo[4] ont créé le MSI (Mouvement Social Italien) d’où est issue Meloni. À la fin du XXe siècle, un courant historique révisionniste a mis sur le même pied fascistes et antifascistes considérés désormais comme des combattants également honorables de la guerre civile (1943-1945). Et en 1994, Berlusconi avait intégré des ministres du MSI dans son gouvernement. La banalisation était déjà en cours.
Si la victoire annoncée se confirme, il restera à la gauche, au centre gauche et au centre à construire une opposition démocratique dont le premier engagement sera la défense de la Constitution italienne de 1948 (l’une des plus progressistes au monde) basée sur l’antifascisme et construite sur le droit au travail. Ce ne sera pas simple. Le Parti Démocratique de Enrico Letta n’a pas su émerger durant la campagne. Son appel au vote utile ( « Nous ou Meloni ») était un peu court. De plus, il été handicapé par le lâchage (extrêmement politicien) des centristes Calenda et Renzi (ex Premier ministre PD) engagés dans des démarches essentiellement personnelles. Il a souffert du passif de sa politique sociale libérale des dernières décennies même s’il a tenté d’en prendre tardivement les distances. Et surtout, en refusant toute alliance avec les Cinque Stelle (qui avaient commis le crime de lèse-Draghi en contribuant à la chute du gouvernement), il se privait de la seule coalition en mesure de battre la droite et l’extrême droite. Pour le PD, les conséquences seront lourdes. Elles risquent de mettre en péril son existence même et, en tous cas, de devoir affronter une crise interne majeure. Déjà au sein du PD, des voix discordantes se font entendre sur le retour à une éventuelle alliance avec le mouvement de Giuseppe Conte.
Ce dernier pourrait être un vainqueur relatif du scrutin. Après avoir dilapidé leur immense capital électoral conquis en 2018 (près de 33 % des suffrages et 340 élus) en raison de crises diverses, de défections et de scissions, les Cinque Stelle ont mené une campagne fortement teintée de revendications sociales (emploi, conditions de travail, salaire minimum) qui a visiblement attiré des électeurs de gauche. Conte dont on connait la « souplesse » politique — du jour au lendemain, il a dirigé successivement une coalition de droite (avec La Lega) et un gouvernement de centre gauche (avec le PD) — n’est pas l’homme politique le plus crédible de la péninsule. Mais son positionnement à gauche durant la campagne est incontestable. Avocat sans faille du « revenu citoyen »[5], cheval de bataille des Cinque Stelle, il a obtenu de larges soutiens dans le Sud[6], qui est le principal bénéficiaire de la mesure que la droite veut effacer. Cette campagne à gauche promet à Conte un score d’environ 12 %. Elle peut en faire un partenaire incontournable pour une opposition de gauche. La question centrale sera pour le PD de choisir cette alliance ou de privilégier un accord avec les centristes de Calenda et Renzi, crédités eux aussi d’un score honorable (aux environs de 10 %). De ce point de vue rien n’est joué et les débats futurs risquent d’être animés. D’autant que les succès relatifs des Cinque Stelle et des centristes se traduiront sans doute par des pertes de voix au détriment du PD, tant sur sa droite que sur sa gauche. On a connu au centre gauche des stratégies plus habiles…
Comme on l’a déjà noté dans les Blogs précédents, la gauche est, elle, à reconstruire « da capo », comme on dit en Italie. La gauche radicale de Sinistra Italiana associée aux Verdi (et alliés techniques avec le PD[7]) a tenté de faire valoir ses revendications sociales et écologistes, mais avec un écho limité. Elle essaiera d’atteindre le seuil des 3 % qui lui permettrait d’obtenir des élus et ensuite d’œuvrer pour une alliance large avec le PD et les Cinque Stelle. L’Unione Popolare qui rassemble des groupes d’extrême gauche (Rifondazione Communista et Potere al Popolo) ne peut pas raisonnablement espérer atteindre le seuil électoral fatidique. Ce regroupement mené par l’ancien maire de Naples De Magistris a engrangé les soutiens internationaux (Iglesias, Mélenchon et Corbin), mais cela ne suit pas sur le terrain électoral. Cela restera un pur phénomène de témoignage.
Reste une inconnue, qui, elle, peut être déterminante : la participation. Les abstentionnistes pourraient être le premier parti d’Italie. On évoque un taux possible de 40 %. Lors des dernières élections communales de juin dernier, il avait atteint des sommets : parfois jusqu’à 50 %. Tous les observateurs s’accordent pour estimer que c’est la gauche et le centre gauche qui en pâtiront. Tandis que les électeurs de droite sont mobilisés pour une victoire « inédite », les électeurs de gauche, eux, manifestent leur désillusion face la crise d’un centre-gauche en perte d’identité et dont la seule vocation semble désormais de gouverner quel qu’en soit le prix. On laissera la conclusion — provisoire — à Norma Rangeri, la rédactrice en chef du « Manifesto » qui dans un récent éditorial écrivait : « Quelqu’un a dit qu’il y avait une action pire que celle d’enlever le droit de vote au citoyen, c’est celle qui lui supprime l’envie de voter ».[8]
[1] Le « doppio petto » est à l’origine un costume avec deux rangées de boutons. D’où l’extrapolation politique.
[2] Les chiffres sont en augmentation de 10 % par rapport à 2020. On parle de pauvreté relative quand le revenu du ménage représente la moitié du revenu moyen de la région. Et de pauvreté absolue quand les personnes n’ont pas accès à une nourriture saine, des logements décents, de l’eau propre et à l’éducation. Les disparités régionales sont immenses au détriment du Sud du pays.
[3] Sur les positionnements et alliances des différents partis voir les voir les Blog-Notes précédents des 14 et 17 août et 15 septembre 2022.
[4] République fondée en 1943 par Mussolini dans le Nord de l’Italie encore contrôlé par les nazis.
[5] Plus proche d’un revenu social minimum que de l’allocation universelle
[6] La région la plus touchée par le chômage et les bas salaires
[7] Une obligation dans le cadre d’une loi électorale particulièrement inique
[8] Il Manifesto 20 septembre 2022
Bonjour,
Merci pour ce billet très informé.
Si je ne me trompe, qu’avec « 40 % des suffrages, la coalition de la droite et de l’extrême droite pourrait obtenir 70 % des sièges », c’est le résultat d’une basse manoeuvre du Parti Démocratique, ex PCI, de manipulation de la loi électorale.
N’est pas « démocratique » qui veut, avec ou sans majuscule.
Deuxièmement, la « représentation » électoraliste en démocratie libérale est selon mes auteurs une création en réalité anti-démocratique. Barbara Stiegler l’explique très bien en deux minutes s’agissant de Tocqueville, lui qui a oeuvré pour faire reconnaître, et advenir, en France, la démocratie telle que comprise aujourd’hui: voir le lien dans le texte et la note en fin de mon billet https://condrozbelge.com/2021/08/13/michael-foessel-938-2021-le-fascisme-est-il-a-nos-portes/
Par ailleurs dans son petit livre Contre les élections, dont je ne partage pas la perspective générale car il me paraît avant tout vouloir sauver l’existant, de David Van Reybrouck, l’auteur donne de nombreux exemples historiques en Europe (Venise, sud de l’Allemagne, Aragon, sans parler d’une Grèce antique se limitant aux hommes dans une société d’esclaves) où les aristocrates considéraient le tirage au sort comme la seule solution juste, et la règle de la moitié des voix plus une, en oeuvre chez nous, comme injuste et inégalitaire. D’où l’on peut considérer que la règle majoritaire est utile aux dominants en société de classes, …mais pas entre eux.
Je ne veux pas « troller » ni me livrer à de l’esprit de contradiction systématique. Ce que je viens d’exposer se veut en quelque sorte un appel au réalisme. Ce que nous appelons « démocratie » n’est pas sans acquis, en réalité essentiellement produits par les luttes sociales, mais sur le plan formel, juridique et concret, nos « démocraties » sont de fait indignes de la dignité humaine.
Et si l’abstention de ce dimanche en Italie est un tel sujet, « un taux possible de 40 % », qui fait rêver les gauches en manque, c’est bien que le régime démocrate libéral, national qui plus est (vous l’aviez remarqué?), est à bout de souffle. Et ce régime « le vaut bien » !
Supposons que les élections italiennes par chance produisent un gouvernement sans l’extrême-droite.
Franchement, quel bénéfice substantiel et à moyen ou long terme en tirerait la population italienne ?
Je commence à me dire qu’il n’y a qu’une seule politique qui vaille : le large mouvement de masse. Les élections ne sont que la politique définie par l’État (tu votes de temps en temps, ou tu ne votes pas, et basta), un État qui tant qu’à présent n’a rien d’un État populaire, convivial, convivialiste, communaliste, égalitaire ou équivalent.
PS: je me suis laissé emporter. Comme souvent, un texte envoyé à des amis devient un billet sur mon blog. Celui-ci sera publié ce samedi.