En exergue de son film « La Prima Linea » qui sort mercredi en Belgique et dont j’ai déjà évoqué la qualité et l’intérêt sur ce Blog, Renato de Maria cite quelques chiffres qui sont édifiants quant à l’ampleur et la nature du terrorisme italien des années 60/80. Durant cette période 20.000 personnes ont fait l’objet d’une enquête pour fait de terrorisme, 4.200 ont été incarcérées, des centaines de condamnations à perpétuité ont été prononcées, et 50.000 années de prison.
De 1969 à 1973, 95 % des attentats provenaient de mouvements d’extrême droite. Ensuite de 1976 à 1980, 2.055 attentats ont été commis par des groupes d’extrême-gauche et 338 par l’extrême-droite. Prima Linea, fondée en 1976, était le groupe armé le plus important après les Brigades Rouges. 923 de ses membres, dont 201femmes ont fait l’objet d’un procès. C’est l’itinéraire de quelques-uns de ses militants, dont son fondateur Sergio Segio, que retrace le film.
Des chiffres éloquents
Ces chiffres parlent sur deux plans. Tout d’abord l’importance originelle du terrorisme d’extrême-droite à la fin des années 60. Très clairement ce que l’on appelait alors de la « stratégie de la tension » visait à conduire un coup d’état où sont mêlés tout à la fois des militaires, des services spéciaux et différents groupes subversifs de l’extrême-droite. Ceux-ci commettent à l’époque plusieurs attentats aveugles qui font des dizaines de victimes (en 1969 attentat de la Piazza Fontana à Milan, en 1974 piazza delle Loggia à Brescia et sur le train Italicus reliant Rome à Munich). Il ne faut pas oublier non plus qu’à l’époque les pays de la Méditerranée sont encore dominés par des régimes fascistes (Portugal, Espagne, Grèce). Et que les Etats-Unis sont obsédés par la possibilité de voir le PCI, le plus grand parti communiste d’Europe qui connaît une implantation électorale et culturelle sans pareil, accéder au pouvoir. La CIA est particulièrement active dans la péninsule. Et la déstabilisation n’est pas un vain mot. « Nous voulions arrêter de subir ces attentats de l’extrême –droite. Nous voulions des actes, plus seulement des paroles », explique Sergio, le fondateur de Prima Linea, dans le film. Cela ne signifie pas pour autant que le terrorisme d’extrême-gauche doive s’expliquer uniquement comme une réponse à la stratégie de la tension. Il a bien d ‘autres racines. On y reviendra.
Un terrorisme implanté
L’autre leçon des chiffres, c’est l’ampleur du terrorisme d’extrême-gauche en Italie. Contrairement aux autres mouvances terroristes en Europe (notamment en RFA) qui resteront toujours ultra groupusculaires, la lutte armée en Italie va impliquer plusieurs milliers de sympathisants. Toute une franche de l’extrême-gauche et un nombre non négligeable d’intellectuels vont manifester, un soutien extérieur ou à tout le moins, une attitude bienveillante. « Ni avec l’état, ni avec les « camarades qui se trompent » disait-on à « Lotta Continua ». Et les écrits de certains intellectuels comme Toni Negri serviront de support théorique aux partisans de la lutte armée. Si l’état italien n’a jamais fait le bilan de cette époque, ceux qui prirent le parti d’une neutralité ambigüe à l’égard du terrorisme ne le firent pas plus. Cette complaisance pour le terrorisme se nourrit, alors, du rejet d’un régime démocrate-chrétien corrompu et omnipotent mais aussi de celui du Parti Communiste italien déjà largement engagé dans la voie du réformisme. C’est l’époque où Enrico Berlinguer défend le « compromis historique » avec la DC. Des communistes qui seront d’ailleurs les adversaires les plus résolus du terrorisme. Il faut rappeler ici que l’extrême-gauche terroriste et la droite italienne se rejoindront « objectivement » dans leur opposition à la participation du PCI au pouvoir. Et que les Brigades Rouges enlèveront Aldo Moro le 16 mars 1978, c’est-à-dire la veille du jour où le secrétaire générale de la DC devait annoncer un accord de majorité avec les communistes.
Le mouvement ouvrier contre le terrorisme
Les membres des groupes terroristes d’extrême gauche cultivaient une image de la classe ouvrière qui ne correspondait plus en rien à sa réalité. Mais il faut dire à leur décharge que cette classe ouvrière avait été particulièrement combative et radicale à la fin des années 60 et que certaines luttes syndicales n’étaient pas loin de prendre un tour insurrectionnel. Le capitalisme était, en tous cas, combattu dans son fondement. Au début lorsque des petits chefs ou des patrons de choc étaient provisoirement séquestrés ou maltraités, une partie des militants les plus radicaux n’avait pas grand chose à y redire mais dès que le terrorisme choisira l’assassinat comme moyen d’action, la totalité du mouvement ouvrier condamnera et combattra sans merci les groupes terroristes. Comme le montre bien le film « La Prima Linea », ceux-ci s’enfermeront de plus en plus dans leur autisme politique. En 1978, « Prima Linea » condamne encore l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges. Mais en 1979 l’organisation prend une décision de non-retour avec l’assassinat du magistrat Emilio Alessandrini, celui-là même qui avait permis de découvrir que l’attentat de la Piazza Fontana à Milan avait été commis par l’extrême-droite et non par l’extrême-gauche comme la police voulait en accréditer la thèse. Mais comme le juge Alessandrini s’était attaqué à présent au terrorisme d’extrême-gauche, il devait mourir…
De plus en plus, les groupes terroristes choisissent alors leurs cibles parmi des syndicalistes ou des journalistes progressistes mais dont le réformisme était, à leurs yeux, équivalent de trahison. L’isolement de plus en plus flagrant des terroristes, coupés du monde et du réel, est bien montré dans le film de Renato de Maria. Comme chez Sergio, le doute finira par s’installer chez un certain nombre d’entre eux. Parallèlement, les carabiniers mieux organisés, bénéficiant de moyens considérables et d’une législation sur mesure (restriction de certaines libertés et loi sur les repentis) vont procéder à des arrestations de plus nombreuses. Les derniers mouvements terroristes importants sont démantelés entre 1983 et 1985. Des dizaines de procès auront lieu mais la société italienne n’entrera jamais véritablement dans un processus de pacification par rapport à ce pan de son histoire.
Reste une interrogation plus large sur le phénomène de la lutte armée en Italie. L’histoire du pays est marquée par la violence politique. Deux décennies de fascisme, la seconde guerre mondiale qui s’achèvera en véritable guerre civile, un parti communiste dont l’évolution réformiste n’empêchera pas la persistance dans ses rangs du rêve du « grand soir », sans oublier la survivance d’une extrême droite héritière du fascisme et qui n’a jamais fait mystère de ses ambitions subversives. C’est aussi dans tout ce substrat qu’est né et mort le terrorisme d’extrême-gauche en Italie.