France : La lettre d’un tricheur

Affiche du film de Sacha Guitry « Le Roman d’un Tricheur » (1936)

En quelques jours on est passé du soulagement aux nouvelles incertitudes créées par la stratégie macronienne. Soulagement d’avoir évité le pire grâce à la discipline républicaine bien plus suivie à gauche qu’à droite. Incertitudes avec l’installation renforcée dans le paysage politique de trois blocs dont aucun ne peut prétendre à la majorité absolue. Un fait reste cependant indéniable : le Nouveau Front Populaire constitue le groupe le plus important qui doit être appelé à tenter de former un gouvernement. Inutile de préciser que la tâche est extrêmement compliquée. À l’heure où sont écrites ces lignes[1], les partenaires du NFP n’ont toujours pas réussi à se mettre d’accord sur le nom d’un(e) potentiel (le) candidat(e) Premier Ministre. Rien de vraiment étonnant à cela étant donné la composition d’un Front qui va du social-libéralisme à la gauche radicale. On le savait : l’alliance était vitale pour empêcher la majorité absolue pour le RN, mais extrêmement fragile quant à sa capacité à constituer une alternative de gouvernement crédible. Les points cardinaux du programme (augmentation du SMIC, retrait de la réforme des retraites notamment) ont certes été avalisés par tous, mais les restrictions mentales n’ont pas manqué, ni ne manquera la tentation pour certains de céder à la pression politique et médiatique en faveur d’une « grande coalition ». Ce qui serait la pire solution et garantirait un boulevard électoral au RN lors du prochain scrutin. Cela ne signifie évidemment pas que la gauche ne doive pas chercher des alliés hors de son cercle, mais uniquement sur base de son programme.

Naturellement avec sa Lettre aux Français, nouvelle version, Emmanuel Macron qui ne veut pas reconnaître sa défaite vient de s’engouffrer dans le vide qu’il a lui-même suscité. Le Président refuse de nommer un Premier ministre de gauche. La lettre de la Constitution ne l’y oblige pas, mais en tentant ce coup de force, il en trahit l’esprit. Emmanuel Macron triche avec les règles démocratiques qu’il a déjà tellement mises à mal durant sa présidence. Il tente d’imposer une majorité « plurielle », de la droite à la gauche à l’exclusive de la France Insoumise. La mise au ban de la gauche radicale contraste avec la complaisance d’une partie de la droite à l’égard de l’extrême droite, comme en témoigne le diner « cordial » qui a réuni Marine Le Pen et l’ancien Premier Ministre Édouard Philippe (Horizons) à l’initiative d’un ancien conseiller présidentiel. Bien sûr, rien n’est fait. La gauche peine à se trouver un leader consensuel, mais la droite nage dans la confusion. Le groupe macronien Renaissance est au bord de l’implosion. La rivalité Attal-Darmanin est à son comble. La Droite Républicaine, comme elle se nomme désormais est elle aussi divisée entre partisans et adversaires d’un accord avec les troupes présidentielles. Les groupes parlementaires se constituent dans la douleur et non sans désertions.

Pour la gauche, en tous cas, le moment est crucial. Ne pas parvenir à se mettre d’accord sur le nom d’un candidat Premier Ministre serait un échec dont on ne peut mesurer les conséquences. Mais au-delà de cette question immédiate, et, quelle que soit l’issue finale des manœuvres en cours, se pose la question pour la gauche de convaincre ses électeurs et bien plus largement les citoyens de la justesse de sa politique. Un effort d’information est indispensable pour contrecarrer l’offensive politico-idéologique en faveur d’une coalition des forces « responsables » présentées comme les seuls titulaires du « bon sens ». Une coalition de ce type ne pourrait qu’être caractérisée par une politique (social) libérale qui irait à l’encontre des revendications qui ont permis à la gauche d’engranger près de 7 500 000 d’électrices et d’électeurs et creuserait encore un peu plus la défiance à l’égard du politique. Une telle politique attiserait aussi la colère de celles et ceux qui ont choisi l’extrême droite pour exprimer leur refus de la politique macronienne et ouvrirait la voie à de nouveaux succès pour le RN.

Pour se retrouver, la gauche doit, à terme, réapprendre à parler aux quelque 10 millions de femmes et d’hommes qui ont voté en faveur du RN. En tous cas à toutes celles et ceux qui ont fait ce choix par manque d’alternative. Même si on ne partage pas toutes ses analyses, François Ruffin a raison sur un point essentiel  quand il note : « Ma Picardie a élu 13 députés d’extrême droite sur 17 (…) Et 57 % des ouvriers ont voté pour le RN dès le premier tour. Perdre les ouvriers, c’est très grave pour la gauche : ce n’est pas seulement perdre des voix, c’est aussi perdre son âme. [2]» Si elle veut vivre et vaincre, la gauche, et pas seulement en France, doit retrouver le chemin et l’oreille des milieux populaires qui ne se limitent pas aux quartiers ou aux banlieues citadines.

À court terme, la gauche doit préserver son unité et arriver à désigner son candidat Premier Ministre. C’est la seule façon de renvoyer à l’expéditeur cette « lettre d’un tricheur ».

 

[1] Ce jeudi 11 juillet 17.00

[2] Le Monde 11 juillet 2024

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2 réponses à France : La lettre d’un tricheur

  1. Massart, Philippe dit :

    Que pouvait-on attendre d’un consultant issu des « Big five » sinon de tricher avec les règles du jeu. Tous ces individus qui sont formés en MBA (HEC, Solvay Business School, Fontainebleau, Lausanne, Vlerick School) et qui ensuite font leurs armes dans les cabinets de consultants, sont “drillés” pour mettre en toutes les formules qui permettent de tricher avec les règles. Ils agissent ainsi et avec la seule volonté de tester les limites du cadre légal mais aussi sans la moindre hésitation pour trahir l’esprit des règles et trahir les objectifs premiers de l’intérêt public et de l’intérêt général.
    C’est même le cœur de leur modèle.
    Le pire, c’est qu’une fois au pouvoir, la gauche y compris radicale ( française, belge, britannique, hollandaise, allemande, scandinave…) n’hésite pas une seconde à faire appel à ces consultants au détriment des hauts fonctionnaires ou de certains dirigeants d’entreprises publiques.
    C’est ainsi que ces consultants se retrouvent dans les cabinets ministériels, mais aussi aux commandes des services de santé, des institutions d’enseignement, de l’administration judiciaire, des grands services publics, énergie, transports etc…
    Je les ai côtoyé pendant mes 43 ans de carrière.

  2. Julie Paratian dit :

    Merci Hughes pour cette très bonne analyse

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