Europe/Italie : la mystification Ventotene

L’indignation jusqu’à la suffocation étreignait le 19 mars dernier plus d’un parlementaire du PD (parti démocrate) quand Giorgia Meloni citant le Manifeste de Ventotene, s’écriait « ceci n’est pas ma conception de l’Europe ». « Honte » se sont insurgés les députés de l’opposition pour dénoncer cette atteinte à un texte symbole de l’antifascisme et considéré abusivement — on va voir pourquoi — comme fondateur de la construction européenne.

Le texte et le contexte méritent que l’on s’y arrête. Le texte d’abord. Il est rédigé en 1941 par des militants antifascistes condamnés à la prison par le régime mussolinien et envoyés ensuite en relégation sur la petite île de Ventotene au large de Gaeta. Ils en font la base de leur Mouvement Italien pour la Fédération Européenne. Altiero Spinelli et Ernesto Rossi[1] sont des résistants qui affirment à la fois leur objectif de renverser le fascisme par les armes et leur volonté de créer une Fédération Européenne qui après deux guerres mondiales est pour eux la seule issue possible pour mettre fin aux conflits entre les nations. Le Manifeste d’inspiration marxiste plaide pour la construction d’une société socialiste basée sur la lutte contre les inégalités, les droits des classes laborieuses, la fin des privilèges capitalistes et une réelle démocratie participative des citoyens. Et cela en se démarquant du stalinisme et du régime soviétique dont ils dénoncent le totalitarisme. Le Manifeste est à la fois visionnaire (on est en 1941 !) et utopiste. Il est d’une radicalité peu courante sous des plumes non communistes et se revendique d’une démarche révolutionnaire qui entend à tout prix empêcher le retour du système libéral-démocrate qui a fait le lit du fascisme et a offert le pouvoir à Mussolini. Il ne s’agit pas d’une simple profession de foi européenne comme on en connaîtra au lendemain de la guerre. Les signataires se placent dans une optique internationaliste. Ils estiment qu’après la défaite du fascisme, les forces réactionnaires tenteront de restaurer l’état national pour conserver leur suprématie et que seul un mouvement révolutionnaire et internationaliste pourra les en empêcher. Les mots sont forts : « reprendre le processus historique contre les inégalités sociales et les privilèges sociaux ; la propriété doit être abolie, limitée corrigée d’une manière non dogmatique et au cas par cas, nationalisation des entreprises vitales pour l’intérêt collectif (sans étatisation généralisée), réforme agraire qui donne la terre à ceux qui la cultivent. » Il est encore bien d’autres dispositions politiques et démocratiques qui vont dans le même sens.

Il n’était donc pas étonnant que Giorgia Meloni ne puisse se reconnaître dans ce texte. Ce qui est plus surprenant c’est que le centre gauche italien et ceux qui à gauche en Europe se sont mêlés au débat s’obstinent à faire du Manifeste le texte fondateur de l’Union Européenne alors que celle-ci, de son origine à aujourd’hui, s’est construite sur des valeurs libérales précisément dénoncées par le Manifeste. Même si Altiero Spinelli évoluera après la guerre vers une conception beaucoup plus traditionnelle et libérale de la construction européenne[2], le Manifeste n’a rien à voir avec l’Europe de De Gasperi et de Spaak et encore moins avec ce « Marché Commun » dont l’appellation et la vision marchande qu’il incarne est aux antipodes de cette « révolution européenne » que les confinés de Ventotene appelaient de leurs vœux. Pour ne pas parler de la dernière version de l’Europe belliciste de von der Leyen et consorts.

Le débat, lancé par les propos provocateurs mais logiques de Giorgia Meloni, s’inscrit dans la redéfinition de l’Europe des armes. Il arrive aussi après une manifestation européiste qui s’est déroulée à Rome le 15 mars dernier à l’appel du journaliste et écrivain Michele Serra, initiative amplement récupérée par le quotidien La Repubblica pour des raisons de marketing politique. Manifestation « ingénue » revendiquait son initiateur qui mettait en avant « les valeurs européennes de démocratie et de liberté » sans plus de précisions. C’est donc dans la plus grande confusion politique que des partisans de l’OTAN côtoyaient des militants pacifistes (toujours très nombreux et actifs en Italie). Du centre droit jusqu’à la gauche radicale, en passant par les centrales syndicales, c’était un peu comme si personne n’avait osé ne pas en être. Ce qui n’a pas été sans protestations venues de la base de la CGIL, notamment. Seul le Mouvement des Cinque Stelle, qui est en pointe aujourd’hui sur des positions pacifistes, avait clairement refusé de participer à cette manifestation. C’est dans ce cadre aussi que La Repubblica et la plupart des intervenants avaient placé leur initiative sous le signe du Manifeste de Ventotene. Sans doute la plupart de ceux qui étaient présents ce jour-là à Rome n’avaient-ils jamais lu une ligne du texte de Spinelli et Rossi. D’autres le limitent à sa dimension antifasciste (évidemment cruciale) ou veulent en réduire la portée politique radicale. Au moment où l’Europe antisociale et antiécologique se reconvertit dans l’industrie de guerre, elle n’a jamais été aussi éloignée de l’utopie de Ventotene. Dans ce contexte, l’instrumentalisation du Manifeste s’apparente à de la mystification. La seule manière de la combattre est de lire ce qu’ont écrit en 1941 des hommes qui pensaient que l’Europe pouvait être révolutionnaire.[3]

 

[1] Altiero Spinelli (1907-1986), jeune militant antifasciste — un temps communiste jusqu’à son exclusion du parti en 1937 — est condamné en 1927 à 16 ans de prison par les tribunaux mussoliniens. Après 10 ans d’emprisonnement, il sera confiné par le régime sur l’île de Ventotene qui avec celle de Ponza sera un lieu de relégation pour beaucoup de résistants antifascistes. Après s’être éloigné des communistes, Spinelli, comme son camarade et corédacteur du Manifeste Ernesto Rossi (1897-1967) sera proche du mouvement Giustizia e Liberta et ensuite du Parti d’Action. Ernesto Colorni (1909-1944) philosophe et militant antifasciste apportera aussi une contribution importante au texte (dont sa préface). Colorni sera tué dans une embuscade nazie à Rome en 1944.

[2] Altiero Spinelli sera membre de la Commission de Bruxelles chargé de la politique industrielle et de la recherche de1970 à 1976. Élu au Parlement Européen en 1979, il sera le rapporteur de la Commission préparant le projet de traité instituant l’Union Européenne en 1984.

[3] On trouvera la version française du Manifeste éditée par l’Institut d’Études Fédéralistes Altiero Spinelli :

https://www.bruventotene1941xelles2.eu/wp-content/uploads/2016/08/le-manifeste-de-ventotene.pdf

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2 réponses à Europe/Italie : la mystification Ventotene

  1. Vander Heyden Jean Louis dit :

    Merci pour cette très intéressante évocation qui est une source d’inspiration pour le temps présent.

  2. bodman dit :

    L’Europe n’est pas « belliciste »…Mais la Russie l’est sans le moindre doute , et elle a attaqué l’Ukraine en février 2022 en niant son intention avant l’attaque.

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