Voilà encore une occasion de jouer les esprits chagrins : mais je ne peux pas y échapper ! Il y a longtemps que je n’écris plus sur les médias, estimant, après une bonne décennie d’interventions diverses (articles, débats, livres), avoir exprimé tout ce que j’avais à dire sur le sujet, et, de surcroît, au risque de me répéter en faveur d’une cause perdue face à l’évolution de la machine médiatique. Je ne peux pourtant m’empêcher de faire une exception et de venir un instant sur ce nouveau moteur de l’information qu’est le rire. Ecoutez une matinale en radio, tout n’est plus que gloussements (généralement d’autosatisfaction de ses propres saillies humoristiques) et rigolades complices de l’entre-soi qui excluent l’auditeur. Un titre ne se conçoit plus sans une plaisanterie préalable ni un « lancement » sans une adresse plus ou moins sarcastique. Le rire est roi et a même la prétention de nous expliquer le monde.
Regardez la télévision, il n’est plus un débat sans l’humoriste de service qui remplace plaisamment l’expert (je ne parle plus de l’intellectuel dont la seule ombre fait frémir d’effroi les programmateurs et les préposés à l’audimat). Et parfois même l’humoriste remplace purement et simplement le journaliste à l’animation du débat. C’est lui qui énonce les sujets, s’il n’en décide pas, distribue la parole et, naturellement, décerne les bons et les mauvais points attribués essentiellement en fonction du sens de la répartie et de la drôlerie des intervenants. Entendons-nous bien : je me régale des chroniques d’un Gunzig, d’un Rollin ou d’un Morel. Les humoristes du verbe ou de la plume ont une place essentielle dans les médias. La satire et la dérision sont vitales. Et le journalisme peut aussi, à l’occasion, se décliner dans l’humour. Mais la question est bien celle de la « place ». Dans ce monde médiatique qui ne vit plus que dans le mélange des genres et qui efface toutes les frontières, le rire et l’humour fusionnent avec l’information. On ne les distingue plus vraiment. On ne sait plus qui produit le « sens » de l’information, quand il y en a un. Rien d’étonnant à cela, les injonctions des responsables de l’information martèlent le principe : il faut faire du « léger ». Sous prétexte que, ici et là-bas le monde étant aussi complexe que violent, nos petits maitres en information préfèrent décrisper que décrypter. Ils sont convaincus que c’est la clef de l’audience. Dans le climat de méfiance et de rejet de la politique, ils jouent sur du velours. Mais l’impertinence sans pertinence n’est qu’un jeu trouble. Quand l’humour et le rire s’installent en maitre de la ligne éditoriale, ils perdent leur capacité de subversion et leur dérision finit par intégrer dans le système qu’ils pensent dénoncer.
On peut désormais, le soir, être auteur-comédien de revues de boulevard et imiter sur scène le premier ministre et le retrouver le lendemain midi, comme journaliste, pour l’interroger sur le plateau du principal débat politique de la télévision publique. Il n’affleure à l’esprit de personne que cela puisse constituer un problème à la fois de crédibilité et de relation entre les différents pouvoirs. La confusion est totale : l’humoriste et le journaliste finissent par ressembler à une hydre à deux têtes (qu’ils ne pensent pas que cela leur garantit l’éternité !). La frontière ne s’efface plus seulement entre les genres mais aussi entre les personnes qui pensent pouvoir occuper les deux rôles simultanément ou successivement. Cela ne gêne plus personne : ni ceux qui ont la charge de l’information de service public, ni les gardiens de la déontologie, ni même les politiques soumis à leur addiction médiatique et qui pensent qu’être moqué par le monde médiatique est un gage de modernité. On connaissait jadis la figure du « comique troupier », il est désormais remplacé par le « comique journaliste ».