Ce sont les réflexions d’un homme qui a « achevé son parcours d’acteur » de la politique : l’intéressé fixe d’emblée « d’où il parle ». « Lionel raconte Jospin » qui vient de paraitre au Seuil et qui reprend et complète les entretiens qu’il a eus avec Pierre Favier et Patrick Rotman pour leur documentaire éponyme (diffusé sur France2 les 14 et 21 janvier) ne sont pas des mémoires. Lionel Jospin se refuse à l’exercice et ne fait aucune révélation : ce serait contraire à l’idée qu’il se fait de la politique. Il confirme, il souligne, il recadre ce que l’on savait de son parcours de militant, de responsable du PS, de ministre, de premier ministre et enfin de candidat malheureux à la Présidence de la République. Parcours inaccompli donc, et même dramatiquement inachevé avec son retrait de la vie politique au soir de sa défaite au premier tour des présidentielles, le 21 avril 2002 où il doit laisser la place à Jean-Marie Le Pen face à Jacques Chirac.
Un épisode traumatique pour une gauche qui ne s’en pas encore vraiment remis. Lionel Jospin met en cause la division de la gauche et principalement le rôle de Jean-Pierre Chevènement dont il raille « l’ambition chimérique et agressive ». Ce sera d’ailleurs l’une des seules attaques personnelles de ce livre. Jospin assume sa part de responsabilité : « Je pense avoir surestimé le rejet de Jacques Chirac, (…) J’ai surestimé aussi l’approbation de notre bilan, de mon bilan de la part des Français, écrit-il. A l’inverse, j’ai sous-estimé l’impact qu’aurait la division de la gauche et donc mal évalué le risque du premier tour. Si bien que ma campagne n’a pas été assez offensive, et peut-être assez personnelle.» [[p.266]]. Certes ! Mais cela semble un peu court comme explication et on aurait aimé que les auteurs de l’entretien creusent la question. D’une manière générale cette frustration est bien un sentiment général que l’on retire de cette lecture.
Bien entendu, Lionel Jospin retrace sobrement et honnêtement son parcours n’en gommant pas les points faibles ou les ombres (comme son appartenance clandestine à l’OCI,organisation trotskyste, alors même qu’il est déjà la tête du PS), il évoque avec subtilité ses rapports avec François Mitterrand , revendiquant une nouvelle fois son « droit d’inventaire » mais se refusant à tout règlement de compte – « Politiquement fidèle, je préfère le droit d’inventaire à la captation d’héritage », écrit-il-, et il ressort de ce récit la stature d’un homme qui a toujours défendu « une certaine idée de la politique », faite d’austérité, de morale et d’honnêteté. Ce qui n’est pas rien. Mais c’est paradoxalement l’explication politique qui fait le plus défaut. C’est vrai pour la défaite de 2002, ce l’est aussi, par exemple, pour le bilan du premier septennat mitterrandien (1981-1988) : « Nous avons adapté les structures économiques face à la compétition mondiale, réformé l’Etat grâce à la décentralisation, rapproché, en matière de libertés, un régime resté autoritaire des autres démocraties européennes, fait progresser notre pays dans un contexte difficile, se défend Lionel Jospin. En même temps, ajoute-t-il, pressés par la vitesse de l’évolution, nous avons perdu en route une partie de nos bagages idéologiques » [[page 135]]. A ce point on aimerait en savoir plus sur ces « pertes » comme sur les bagages idéologiques qu’il aurait fallu maintenir, remplacer ou que l’on a eu raison d’abandonner. Mais rien de tout cela. Jospin précise bien que « la réalité (m’) a révélé la nature un peu emphatique de proclamations telles que « changer la vie » ou « tout est possible ». Je suis devenu plus lucide et plus relativiste ». Ici aussi le propos méritait approfondissement. D’autant que plus tard, lorsqu’il sera premier ministre, avec le concept de « gauche plurielle » mais surtout avec l’esquisse d’une théorie sur les nouvelles alliances (entre travailleurs salariés « garantis », précaires et exclus), Lionel Jospin tentera de dessiner un nouveau projet pour la gauche. Projet qui n’ira pas à son terme, comme on le sait, mais qui mériterait qu’on y revienne. Point d’histoire mais aussi réflexion pour l’avenir du PS et de la gauche en France. Patrick Rotman a expliqué que pour son documentaire (et donc forcément aussi pour les entretiens publiés), il avait choisi une démarche empathique. Pourquoi pas : Lionel Jospin méritait bien de revenir sur son itinéraire dans les termes qu’il a choisis. Mais cela explique aussi les limites et les frustrations de l’exercice. Même et surtout si l’on porte de l’estime à l’homme qui dit de lui-même, en guise de conclusion, qu’il » a aujourd’hui trois motifs de satisfaction : avoir agi selon des convictions et sans cynisme; s’être éfforcé de servir l’intérêt général; se sentir, non pas apprécié par tous, mais aimé de certains et respecté de beaucoup. »