Quelles que soient les justifications de circonstances, il n’est pas certain qu’en son for intérieur Bayrou lui-même, soit très fier du gouvernement qu’il va présider. Ses ambitions ne se limitaient sans doute pas à une copie quasi conforme de son prédécesseur. Les champions du tout répressif Retailleau et Darmanin qui cumulent Justice et Intérieur, embarqués de force et complétés par un ancien socialiste d’extrême droite en manque désespéré de mandat : voilà qui ne cadre pas vraiment avec l’humanisme chrétien dont se revendique le Premier Ministre. Mais voilà aussi qui illustre parfaitement l’impasse et les contradictions du centrisme historique.
Les mythes grecs, la littérature… et la politique sont peuplés de rêves inaccessibles. Ils en sont même souvent les fondements. Dans la catégorie de la modération trompeuse, celui du centrisme qui prétend dépasser le clivage gauche-droite et réconcilier les intérêts pourtant irréductibles des classes sociales est particulièrement emblématique des ambiguïtés qu’il porte. Le centre » n’est ni de gauche, ni de gauche » disait François Mitterrand qui en connaissait un bout en la matière. Au bout des comptes quand il faut trancher, le centre penche toujours à droite ou disparaît. En dépit de la constance de son engagement qui remonte aux racines mêmes du centrisme démocrate-chrétien du MRP[1], François Bayrou qui rêvait depuis un demi-siècle de porter son projet sur les fonts baptismaux de l’exécutif a dû renoncer. Pas plus que la bipolarisation politique inscrite dans les règles et les lois de la Ve République, la tripartition actuelle fruit des embrouillaminis macroniens n’a permis à l’utopie centriste de dépasser ses contradictions.
Et pourtant le maire de Pau, pur produit de « l’Ancien Monde » avait quelques cordes à son arc pour tenter l’impossible. Certes, Bayrou est issu du vieux chaudron démocrate-chrétien où l’on a jadis mitonné avec succès les alliances centristes à géométrie variable. Ce qui, à sa nomination tant attendue, lui avait valu les encouragements et les pronostics favorables de l’ancien président du conseil italien Romano Prodi qui le désignait comme « le produit meilleur d’une ancienne culture, celle de la démocrate-chrétienne ». Mais hélas pour le biographe et admirateur sans bornes d’Henri IV (« le roi qui a réconcilié les Français »), l’ancienne culture a des ratés.
Plus sérieusement, si Bayrou n’échappe pas aux contradictions irrévocables du centrisme, il aurait pu se déporter de la ligne marconienne au profit de quelques propositions hétérodoxes. Jadis il avait envisagé une taxation — modeste — des hauts revenus et des superprofits et plus récemment il n’avait pas voté pour la réforme des retraites. Sur le plan institutionnel, il est partisan de la proportionnelle. Et dans le registre démocratique, en 2007, lors de l’une de ses campagnes présidentielles (il en a mené trois), il avait exprimé un point de vue très critique sur la mainmise des grands groupes industriels sur les médias et proposait même de rendre impossible la détention des groupes de médias par les groupes industriels et financiers. En 2012 il avait publié un pamphlet d’une violence extrême contre Nicolas Sarkozy[2]. Alors que ce dernier, candidat à sa réélection, proposait un referendum sur les droits des chômeurs et sur l’immigration, Bayrou écrit : « Les propos de Sarkozy heurtent les valeurs qui nous ont permis de faire la France. L’idée de pointer du doigt les chômeurs, d’organiser un referendum sur leurs droits dresse les uns contre les autres. C’est le contraire du projet de la République. C’est donc valeurs contre valeurs. »[3]
Dans la trajectoire politique de Bayrou, il y eut des propos et des propositions qui auraient pu élargir son assise vers le centre gauche. Mais les unes et les autres sont restées dans ses archives. Même s’il avait dû batailler pour obtenir sa nomination auprès d’un président réticent, le Premier ministre est demeuré dans la ligne économique néolibérale et la politique de l’offre. Il s’inscrit dans la continuité de ce que l’historien Gilles Richard appelle les « néolibéraux européistes » qui sont la force dominante depuis près de 50 ans en France (à l’exception de la parenthèse 1981-1983 de l’Union de la Gauche) et dont « les politiques servent d’abord les intérêts des classes dirigeantes »[4].
En 2016, Bayrou avait déjà trois tentatives présidentielles à son actif/passif. Bien qu’il l’ait d’abord qualifié de candidat « des forces de l’argent », il choisira d’être le premier — et alors le plus important — soutien d’Emmanuel Macron qui lui avait subtilisé le projet du dépassement gauche/droite. On sait ce qu’il en est advenu. Faute d’être sorti des ornières d’un macronisme qui s’accroche au pouvoir en dépit de ses défaites politiques et électorales, Bayrou ne pouvait être une alternative. Et sans doute le cadre politique hérité d’une présidence finissante ne lui laissait-il qu’une infime marge de manœuvre.
[1] MRP : Mouvement Républicain Populaire, fondé en 1944, centriste, démocrate-chrétien. Il jouera un rôle central dans les coalitions (tripartite) de la Ive République. En 1965 il fusionne avec le Centre Démocrate de Jean Lecanuet qui contribuera à lettre le Général de Gaulle en ballotage lors cde la première élection présidentielle au suffrage universel.
[2] Abus de Pouvoir, Plon.
[3] En 2012, lors du 2e tour de la présidentielle Bayrou déclare voter « à titre personnel » pour François Hollande…
[4] Gilles Richard, « François Bayrou a des atouts dans son jeu », Le Monde, 17 décembre 2024
Bien vu, ni à gauche, ni à droite, en avant, droit dans le mur ! Petit bémol sur la référence (très juste) « aux « néolibéraux européistes » qui sont la force dominante depuis près de 50 ans en France (à l’exception de la parenthèse 1981-1983 de l’Union de la Gauche) » : j’inclurais quand même dans la parenthèse le gouvernement Jospin de la gauche plurielle 1997-2002).