Meloni An I :  Le Janus idéologique

Au lendemain des élections du 25 septembre 2022 qui avaient vu la victoire de Giorgia Meloni[1] et de son parti postfasciste des Fratelli d’Italia, le psychanalyste Massimo Recalcati avait écrit : « Si les Italiens ont voté pour Giorgia Meloni, cela ne signifie pas qu’ils désirent le retour du fascisme, mais qu’au contraire ils le considèrent impossible ».[2]  Cependant la formation du gouvernement composé de la coalition de l’extrême-droite[3] (Fratelli d’Italia et la Legua) et de la droite berlusconienne (Forza Italia) ne manquait pas d’inquiéter. Un Premier ministre (Meloni veut que l’on utilise le masculin pour décliner son titre) issu d’un parti néo-fasciste (le MSI[4]), c’était une première en Europe occidentale depuis la fin des régimes fascistes portugais, espagnol et grec entre 1974 et 1975. Un an jour pour jour après la formation de ce gouvernement (22 octobre 2022) le bilan que l’on peut en tirer est d’abord celui d’un constant double langage. Giorgia Meloni s’est imposée comme une sorte de Janus politique. Elle présente en permanence deux visages. Sur le plan socio-économique, elle a confirmé une grande capacité d’adaptation aux contraintes européennes et a mis ses pas dans ceux de Mario Draghi. De même qu’elle n’a eu de cesse de proclamer sa foi atlantiste et son engagement aux côtés de l’Ukraine. Déjà on était loin des convictions souverainistes radicales de son parti et sur ce plan, elle se distingue nettement de son allié de la Lega.

Effacer l’antifascisme

L’autre visage de Meloni est plus conforme à ses origines politiques. Même si elle affirme que « l’ère fasciste appartient à l’histoire », elle n’a jamais renié ses affiliations idéologiques. Et il est un point fondamental sur lequel l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite est en train de modifier la nature même de l’état et de la société italienne : c’est celui de l’antifascisme qui est la base de la constitution italienne. Certes, il est toujours demeuré en Italie des racines fascistes comme en témoignaient dans les années 70 les actes terroristes, les manœuvres des services secrets infiltrés et même une tentative de coup d’État avorté. Et, par ailleurs, 20 ans de berlusconisme avaient déjà préparé le terrain. Mais aujourd’hui, l’histoire est devenue un champ de bataille privilégié des Fratteli d’Italia. Il s’agit en général de tout mettre en œuvre pour nier la spécificité des crimes fascistes et de les englober dans une condamnation générale de tous les « régimes totalitaires ». Meloni souhaiterait transformer la fête nationale du 25 avril qui célèbre la victoire de la résistance sur le fascisme en une fête de « concorde nationale ». Quant à Ignazio La Russa, président du sénat[5] qui est le plus souvent en charge de rassurer la part nostalgique de l’électorat des Fratelli d’Italia, il affirme, de son côté, et contre toute évidence, « qu’il n’existe pas de référence à l’antifascisme dans la constitution ». On peut dire que l’entreprise révisionniste est au cœur du programme de Meloni. Ce qui fait dire à l’historien Carlo Ginsburg  « “ce qui a déjà changé de façon dramatique, c’est le rapport au passé, et plus précisément l’effacement de l’antifascisme. Je suis convaincu que la situation contemporaine ne peut être décrite en termes de fascisme, mais l’effacement de l’antifascisme est une réalité. Ce gouvernement gomme ainsi le fait que la Constitution italienne est née de la résistance au fascisme et au nazisme”[6].

Néolibéralisme et austérité

On a vu que le plan socio-économique Meloni s’était largement converti aux dogmes du social-libéralisme. Son budget 2024 s’inscrit dans la longue tradition de l’austérité pratiquée depuis des décennies par tous les gouvernements italiens de centre droit, de centre gauche ou dit “techniques”. De plus, dans ce domaine, la mesure la plus spectaculaire de son gouvernement a été de supprimer le revenu de citoyenneté (“pour mieux remettre au travail les Italiens”). Cette mesure instaurée par les “Cinque Stelle” et aujourd’hui soutenue par le PD était certes insuffisante et souvent mal appliquée mais, vaille que vaille, elle avait permis à plus d’un million de ménages (surtout dans Sud) de ne pas plonger dans la pauvreté absolue. Dans la même logique, Meloni a encore aggravé la flexibilité de l’emploi et refuse catégoriquement l’instauration d’un salaire minimum. La dimension sociale revendiquée par l’extrême droite se cantonne, en fait, dans l’aide aux accordée à certains secteurs des indépendants qui constituent la base de son électorat et qui se traduit par des réductions d’impôts et des mesures protectionnistes. À noter, par ailleurs que     le gouvernement éprouve a toutes les peines du monde à finaliser les dossiers qui doivent lui permettre de bénéficier de la manne européenne du PNRR (Plan National de Reprise et de Résilience) de près e 200 milliards d’euros.

“Dieu patrie, famille”

L’autre face du Janus qui permet à Meloni de continuer à séduire son électorat — elle occupe toujours largement le premier rang dans les sondages — est placée sous le double signe de sa devise “Dieu, famille, patrie” et de la “loi et l’ordre”. Son premier acte législatif a été l’interdiction de rave-party dont on pouvait craindre qu’elle puisse s’appliquer à toute manifestation publique. Elle a été obligée de faire marche arrière sur ce deuxième point. Sur le plan sociétal, sans toucher à la loi qui a dépénalisé l’avortement, elle met tout en œuvre pour le mettre hors de portée des femmes qui en font la demande. De même elle a donné ordre de ne pas inscrire à l’état civil un enfant né deux parents du même sexe (GPA). D’une manière générale elle tente de réduire les droits des minorités qu’il s’agisse de la communauté LGBTQI + ou, bien sûr des migrants.

Si elle n’a pu, comme elle l’annonçait dans sa campagne électorale, organiser le blocus naval des migrants, ceux-ci ont vu leurs droits drastiquement se réduire (notamment avec la suppression de la “protection temporaire” qui était accordée pour raisons humanitaires quand le statut de réfugié est refusé tandis qu’elle s’attaque à l’assistance médicale universelle [permettant aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins]. Sans oublier l’ouverture de nouveaux centres fermés fonctionnant sur des critères arbitraires. Tout cela en dépit du fait que la criminalisation de la migration est un échec et que l’Italie a cruellement besoin de l’immigration pour faire face à sa crise démographique et aux demandes en main d’œuvre du patronat italien.

Pour mieux illustrer le climat qui règne aujourd’hui à Rome, il faut aussi se référer à la déclaration que faisait, hier encore, Gennaro Sangiuliano, ministre de la Culture et croisé du combat idéologique des Fratelli d’Italia. Le ministre veut réduire les aides publiques accordées au cinéma italien “pour des films vus par très peu de personnes” et alors que “ces budgets permettraient d’acquérir des scanners dont nous avons tellement besoin”[7].

En fin de compte, c’est une construction idéologique inédite que Giorgia Meloni tente de mettre sur pied : on y trouve tout à la fois un conservatisme traditionaliste[8], un souverainisme limité et mêlé au néolibéralisme et à l’atlantisme, le tout englobé dans un populisme démagogique qui ne peut toujours oublier ses racines profondes. Un montage idéologique qui ne pourrait survivre si les positions de l’extrême droite n’avaient aussi profondément imprégné les mentalités et les [autres] partis, en Italie, comme ailleurs…

 

 

[1] Avec près de 26 % des voix mais un fort taux d’abstention (36,1 %)

[2] Voir Hugues Le Paige, « Double langage au gouvernement italien », Le Monde Diplomatique, décembre 2022.

[3] Que bon nombre de médias et de politologues continuent de nommer « coalition de centre-droit »

[4] Movimento Sociale Italiano, fondé au lendemain de la guerre par Giorgio Almirante et quelques autres dirigeants de la république de Salo créée par Mussolini et soutenue par Hitler au lendemain de l’éviction du Duce.

[5] Et accessoirement collectionneur des bustes de Mussolini. Benito est par ailleurs son second prénom.

[6] https://www.mediapart.fr/journal/international/050523/italie-ce-qui-change-ou-pas-dans-un-pays-dirige-par-l-extreme-droite

[7] La Repubblica 22/10/23

[8] Qui n’ a pas de références historiques en Italie.

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4 réponses à Meloni An I :  Le Janus idéologique

  1. m quaghebeur dit :

    remarquable cher hughes le paige, et juste bien évidemment

    mais la marée noire progresse et nos analyses sont loin de l’endiguer

    vous n ‘avez pas parlé des médias italiens

  2. Michiels Jean-Pierre dit :

    Concernant le refus de subsidier les films qui auraient trop peu de public, c’est clairement de la censure qui ne porte pas son nom. Car comment vérifier s’il y aura « suffisamment » de spectateurs si l’on ne permet pas de réaliser ces films faute de moyens ? Il s’agit d’une attaque en règle contre la culture. Le cinéma avant la littérature, la peinture…

  3. Pascale Schoenmaeckers dit :

    Quel bon résumé de ce désastre ! Merci cher Hugues

  4. Michel Di Mattia dit :

    Merci pour cet éclairage à l’occasion du premier anniversaire de l’installation du gouvernement Meloni.

    Sur le plan économique, Meloni n’a en effet pas tardé à adopter sans nuance une ligne pro-atlantique, mais aussi une posture aux antipodes de son souverainisme revendiqué, se traduisant par une application quasi complète des contraintes imposées par la Commission européenne.

    Son gouvernement a très vite renoncé à toute ambition de relance à l’échelle nationale pour s’inscrire dans les lignes budgétaires dessinées par Draghi, sans insuffler les pistes de reconversion indispensable dans les secteurs essentiels pour le pays. Les lignes budgétaires récemment esquissées traduisent aussi une absence de propositions en matière de programme économique, notamment de soutien aux secteurs manufacturiers.

    Certes, c’est aussi le reflet du poids industriel amoindri de la péninsule, qui est à l’œuvre depuis ces deux dernières décennies. Mais il n’empêche que la diminution des impôts et les divers allègements fiscaux pour entreprises ou indépendants s’imposent comme des priorités au détriment de la santé publique, notamment l’accessibilité universelle de soins de première ligne en maisons de santé.

    Par ailleurs, la négation par certains lieutenants de Meloni des crimes fascistes, comme celui de la gare de Bologne en 1980, devrait apparaître aussi maladroite que ridicule. Mais Meloni peut toujours compter sur la complaisance du traitement médiatique, public et privé (franco-italien), qui par une connivence à peine voilée la font apparaître « au-dessus de la mêlée » (celle qui recadre quelque peu les propos « excessifs »).

    Les tentatives de réécritures de l’histoire risquent de se répéter, et de facto de préparer le terrain, celui des esprits, à une « nécessaire » réforme constitutionnelle en faveur d’un régime présidentiel (si cher à feu Berlusconi).
    Sur ce point, le gouvernement Meloni aurait finalement revu sa réelle marge de manœuvre, pour semble-t-il se diriger vers une réforme des seules attributions du chef du gouvernement sur le modèle germanique du chancelier.

    Le risque reste pourtant réel de banaliser un gouvernement qui se revendique de ses racines fascistes. Et ce risque de faire tache d’huile en Europe, les signes en ce sens se multiplient.

    Enfin, pour revenir au contexte historique, l’Italie antifasciste a écrit la Constitution et a profondément façonné dans l’après-guerre le pays sur le plan de sa reconstruction économique, culturelle et morale. Mais encore faut-il aussi se rappeler que les institutions n’ont pour autant pas été rebâties ex nihilo : dans la république de 1946, tous les préfets -à une exception près- provenaient du régime fasciste précédent. Et beaucoup sont restés en fonction pendant de très longues années.

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